Littérature étrangère

Elizabeth Gaskell

Mary Barton

illustration

Chronique de Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

L’œuvre romanesque d’Elizabeth Gaskell se situe quelque part entre les portraits de femmes complexes de Jane Austen et le réalisme engagé de Charles Dickens. La traduction de ses deux premiers romans, Mary Barton et Ruth, nous donne l’occasion de découvrir une voix importante de la littérature victorienne.

D’abord publié anonymement, Mary Barton, le premier roman d’Elizabeth Gaskell, est un roman d’apprentissage doublé d’un roman social sur le Manchester ouvrier. Même si c’est sans doute ce deuxième aspect qui fait principalement son intérêt, il est indispensable d’évoquer le destin de Mary, la jeune fille qui donne son nom au roman. Apprentie couturière après la mort de sa mère, Mary est une belle jeune fille, impulsive et rêveuse. Alors que son ami d’enfance, Jem, lui voue un amour aussi éperdu que sincère, elle n’a d’yeux que pour Harry Carson, fils du patron d’une filature. Son rêve d’un avenir plus confortable pour elle et son père l’aveugle au point de rejeter avec véhémence la demande en mariage de Jem. Ce n’est qu’alors qu’elle comprend qu’elle n’a cessé de se fourvoyer sur ses sentiments. Mais la route sera longue et douloureuse pour espérer voir l’amour véritable triompher. Cette thématique du choix entre deux hommes de milieux différents ne fait que redoubler la thématique plus profonde du roman : la lutte entre une classe ouvrière miséreuse et une classe dirigeante nantie. Toile de fond de l’intrigue amoureuse, la réalité sociale du Manchester du milieu du xixe siècle est dépeinte par Elizabeth Gaskell avec soin et compassion et, si la morale chrétienne n’est pas absente de cette représentation de la souffrance des plus pauvres, elle ne lui enlève en rien sa pertinence. Témoin des drames de la misère, de la faim et de l’insalubrité dans la cité industrielle où elle vivait elle-même relativement confortablement, et surtout de l’hostilité envers les classes plus aisées, Gaskell a essayé de faire connaître cette « effroyable vérité », espérant susciter l’entraide envers les plus démunis ou, au moins, la compréhension à l’égard des actions des mouvements ouvriers. Choix qui ne lui valut pas que des amis. Si Ruth, son deuxième roman, semble reprendre l’histoire de Mary Barton en peignant les amours d’une jeune et belle apprentie couturière avec un jeune homme de plus haute extraction, son objet profond, de même que son cadre, s’avèrent très différents. En effet, l’histoire d’amour de Ruth avec Henry Bellingham, sa réputation perdue, son abandon par son amant et le désespoir qui la submerge alors ne sont que les prémices à la construction d’une nouvelle vie. Car Ruth est un roman de la rédemption. À distance des problématiques sociales, Elizabeth Gaskell semble avoir voulu faire la part belle à sa vision humaniste et optimiste des relations humaines où l’entraide est possible au-delà des considérations morales, si tant est que le pécheur (ou plutôt la pécheresse) soit prêt à s’amender sincèrement. Bien que fortement marqués par leur époque et imprégnés de morale chrétienne, les romans d’Elizabeth Gaskell et leurs héroïnes sont véritablement attachants, que l’on soit séduit par leur côté romantique ou leur dimension naturaliste. En tout cas, il est temps de (re)découvrir cette auteure de talent et de lui donner la place qu’elle mérite dans le panthéon littéraire victorien.

Les autres chroniques du libraire