Littérature étrangère

Amor Towles

Un gentleman à Moscou

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Chronique de Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

Quelle joie de retrouver la plume sémillante d’Amor Towles qu’on avait découvert en 2012 avec Les Règles du jeu (Albin Michel) ! Un gentleman à Moscou est un nouveau grand plaisir de lecture qui nous transporte des années 1920 aux années 1950, dans la Russie communiste, sur les pas d’un personnage terriblement attachant.

En 1922, face au NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) qui l’accuse d’être une menace pour les idéaux de la Révolution du fait même du « pouvoir corrupteur de sa classe », la vie du comte Alexandre Rostov ne tient qu’aux vers d’un poème écrit en 1913 et considéré comme une inspiration pré-révolutionnaire. S’il échappe ainsi à la peine capitale, il est en revanche assigné à résidence à vie à l’Hôtel Metropol de Moscou. Son déclassement lui est signifié de manière aussi symbolique que péremptoire avec son « exil » immédiat dans une chambre de bonne sous les toits avec ses possessions les plus précieuses qu’il sauvegarde en quelques minutes (ce qui semble rejouer l’abandon du palais familial quelques années plus tôt). Plus de sorties au Bolchoï ou dans les cafés pour Alexandre. Plus de flâneries romantiques dans les jardins. Mais ce que n’avaient pas imaginé les « camarades » du NKVD, c’est que la Russie et le monde défilent en miniature au cœur même de l’Hôtel Metropol. Et Alexandre est ainsi aux premières loges. D’autant que son élégance, sa culture, sa gentillesse et son humour font de lui un interlocuteur privilégié aussi bien du petit peuple des employés du palace que des notables russes ou des visiteurs étrangers. Au fil des ans, de profondes amitiés se tissent, des amours se nouent et des haines froides s’exaspèrent. Parmi les amitiés les plus fortes, il y a Michka, l’ami de toujours, l’ami éternel, fou de littérature, mais aussi le triumvirat qu’Alexandre forme avec Andreï et émile autour de mets raffinés savamment arrosés des vins les plus fins et toujours accompagnés des plus pétillantes conversations. Mais, plus importantes que tout autres, deux fillettes vont changer la vie d’Alexandre. La première, Nina, a neuf ans et un goût immodéré pour le jaune. Vive, curieuse et impertinente, elle entraîne Alexandre dans tous les recoins de l’hôtel grâce à un providentiel passe-partout. La deuxième, Sofia, a cinq ans et va devenir la fille d’Alexandre, celle qui va rendre pour la première fois sa privation de liberté vraiment douloureuse. On ne s’ennuie pas un instant en lisant cette grande fresque russe qui s’étend sur plus de vingt ans. On rit, on pleure et on tremble avec ce charmant « gentleman » qui traverse les tribulations de la vie avec élégance, humour et humanité. Amor Towles réussit le pari de l’unité de lieu parce qu’il parvient à nous faire arpenter les couloirs, les escaliers et les salles de réception de l’Hôtel Metropol avec maestria. Et sa manière subtile de célébrer le roman (et l’âme) russe est la cerise sur ce déjà délicieux gâteau.

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