Littérature étrangère

Omar Robert Hamilton

La ville gagne toujours

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Chronique de Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

Le 25 janvier 2011, « journée de la colère », 15 000 Égyptiens convergent vers la place Tahrir au cœur du Caire, marquant le début de la révolution populaire qui conduira à la chute du régime de Moubarak. Mais après la révolution ? Après, c’est encore la révolution et c’est ce que raconte La ville gagne toujours.

Odeur indicible des morts en attente d’autopsie, tactactac des armes automatiques, jets de pierre et gaz de grenades lacrymogènes, ruisseaux de sang sur les trottoirs, fuites désordonnées devant les charges mortelles de la police, arrestations et détentions arbitraires, premiers soins à même la rue et évacuations de fortune… C’est une immersion absolue au cœur des journées d’insurrection civile au Caire que nous propose Omar Robert Hamilton dans un premier roman foisonnant et extrêmement intense, étouffant et hypnotique. Mais ces journées-là ont lieu bien après le départ du pouvoir de Moubarak, à l’automne et les deux années suivantes. Car si les dix-huit premiers jours de révolution ont été décisifs, ce sont les jours et mois d’après qu’on tente de consolider les espoirs démocratiques et de construire l’avenir, car c’est d’une « nouvelle réponse » encore à inventer dont l’Égypte a besoin. Et cela se fait encore dans la rue mais pas seulement. Khalil, Mariam, Hafez, Rania et Rosa sont de jeunes adultes que la révolution a entraînés dans son tourbillon et qui ont fait le choix d’y prendre leur part, notamment en coordonnant des manifestations, en pourvoyant aux besoins des postes de secours ou en assistant les familles de disparus et de victimes. Et surtout en créant ensemble le collectif « Chaos » qui documente les événements par des images et du son, qui les fait connaître au monde par leur diffusion sur Internet et les réseaux sociaux, assurant ainsi aux manifestants un rempart contre l’oubli. Ils diffusent aussi l’information au cœur même des quartiers cairotes dans des projections de rue afin d’« illuminer les vieux murs de vérités nouvelles » et de dynamiter la propagande de l’État. Aussi, chaque jour, malgré la peur, le danger, la souffrance, la mort qui rôde, ils descendent dans la rue et se jettent dans la mêlée. Chaque jour, ils rencontrent « des femmes et des hommes jetés les uns contre les autres place Tahrir et qui travaillent aujourd’hui à pousser la révolution vers demain ». Chaque jour, ils essaient de vivre, tout simplement. Et peut-être d’aimer. La ville gagne toujours nous plonge avec eux dans cette tourmente, dans ce chaos foisonnant, à la fois inquiétant et captivant, exaltant et désespérant, jusqu’à nous faire perdre nos repères, jusqu’à ce que se mêle, s’emmêle les personnages et les vies. Au fil des pages, Omar Robert Hamilton, par le biais de ses personnages, interroge le moyen de rendre compte de ces événements. Pour Hafez, seul un film pourrait peut-être être assez grand pour contenir le « tout » de la révolution. Mais ce sont finalement les mots qui se sont imposés à l’auteur pour composer cette vision kaléidoscopique, quasi pointilliste, des événements qu’il a lui-même traversés de l’intérieur, jouant de la confusion entre informations factuelles et trame narrative. Les heures passées avec ces hommes et ces femmes entre les pages du roman laisseront chaque lecteur abasourdi, touché mais prêt à la réflexion, au cœur d’un événement historique qui n’a pas dit son dernier mot.

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