Bande dessinée

Mémoire vive

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Par Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

Il y a un siècle, le 24 avril 1915, débutait le génocide des Arméniens : près d’un million et demi de morts et l’exil pour la majorité des survivants. Aujourd’hui, le long travail de mémoire se poursuit ainsi que le combat pour la reconnaissance de ce crime, mais aussi pour la construction d’un avenir pacifié.

Entre le printemps 1915 et l’automne 1916, deux Arméniens sur trois ont péri dans le cadre d’un vaste plan d’extermination conçu et mis en œuvre par le gouvernement du Comité Union et Progrès. Assassinats d’une cruauté sadique, viols, tortures, mort lente par la faim, la maladie ou l’épuisement sur les routes de la déportation vers le désert de Deir ez-Zor dans l’actuelle Syrie. Simplement parce qu’ils étaient arméniens, chrétiens dans un Empire ottoman en déliquescence, obstacles à l’unification ethnique turque en Anatolie. Parmi les survivants, quelques milliers de personnes (essentiellement des femmes et des enfants) ont été « turquéifiés », les autres rescapés prenant la route de l’exil, dispersés à travers le monde (notamment en France) ou formant ce qui est devenu l’Arménie. Alors, cent ans après, que peuvent les livres dans la mémoire et la compréhension de ce génocide ? D’abord la connaissance des faits bien sûr. Dans On cogne à la porte (JC Lattès), Margaret Ajemian Ahnert se fait « le scribe » du témoignage de sa mère Ester, rescapée émigrée aux États-Unis, qui ne voulait pas que « la vérité [meure] avec elle » et qui, malgré la mort des siens, le viol et le mariage forcé, disait n’avoir « pas de haine » envers les Turcs. Ainsi, si les souvenirs des survivants permettent d’approcher au plus près de l’horreur, la littérature, en faisant revivre une époque, nous amène elle aussi au cœur des événements. Preuves en sont deux romans très différents. Réédition d’un texte écrit et publié dans les années 1930, Les 40 jours du Musa Dagh de Franz Werfel (Albin Michel) raconte la résistance d’une communauté villageoise sur la Montagne de Moïse. « Étonnamment prophétique » dans le parallèle que le romancier juif autrichien esquisse entre le génocide arménien et le programme d’extermination nazi, ce roman est considéré comme un livre majeur dans la transmission de la mémoire de ce moment de l’histoire. Plutôt que les années 1915-1916, Daniel Arsand choisit, dans Un certain mois d’avril à Adana (Libretto), de faire revivre par l’écriture les hommes et les femmes de cette ville de Cilicie dont le paisible quotidien bascula dans l’horreur en avril 1909. À travers le destin de quelques familles, ce sont les vies brisées de tout un peuple qui nous sont données à lire, les mêmes exactions, la même haine et la même angoisse qui se répèteront quelques années plus tard, parce que « sous la courtoisie et la tolérance clapotent toujours la suspicion et le mépris ». Mais, si la littérature – par les émotions qu’elle procure et l’empathie qu’elle suscite – est une porte d’entrée, les historiens et les intellectuels doivent aller plus loin en forgeant du sens au-delà de la restitution des faits. Ainsi Gaïdz Minassian, dans 1915 : le rêve brisé des Arméniens (Flammarion) s’intéresse aux grandes figures des mouvements révolutionnaires arméniens dont l’action a été un des prétextes pour déclencher le programme d’extermination. Dans La France face au génocide des Arméniens (Fayard), Vincent Duclert explique que, au-delà du « remords imprescriptible » pour l’abandon des Arméniens, le rapport entre les deux peuples est au cœur même de « la fabrique de [notre] pensée nationale » au début du xxe siècle, car il « oblige [la France] à tout repenser de ce qu’elle est et de ses responsabilités comme nation politique dans le monde ». Le Génocide arménien de Michel Marian (Albin Michel) est à la fois personnel et engagé, mais aussi synthétique et ambitieux. L’auteur place la notion de génocide au cœur de la réflexion sur les événements, le mot déterminant la compréhension de la chose. Ainsi, s’il questionne le refus de la Turquie de reconnaître le génocide comme tel, il envisage aussi l’avenir et le dialogue nécessaire entre Arméniens et Turcs, expérience qu’il a lui-même tenté, entre crispations et ouvertures, avec l’intellectuel turc Ahmet Insel dans Dialogue sur le tabou arménien (Liana Levi). Turque elle aussi, Pinar Selek retrace dans Parce qu’ils sont arméniens (Liana Levi), son parcours de militante pour mettre en lumière ce qui l’a conduite à réfléchir sur la question arménienne et à déconstruire l’armure de l’identité turque dominante forgée par la propagande. Elle évoque aussi le journaliste arménien Hrant Dink, dont l’assassinat en 2007 en raison de sa lutte en faveur de la liberté d’expression, de la reconnaissance du génocide et du nécessaire rapprochement entre Turcs et Arméniens, a sans doute été le point de départ d’un mouvement civil de prise de conscience en Turquie qui sera crucial pour l’avenir. Enfin, à la croisée de la réflexion et de la création, il y a Le Fantôme arménien (Futuropolis). Cette bande dessinée est née du travail commun de deux journalistes spécialistes de la Turquie et un dessinateur à la forte conscience politique et sociale. Ensemble, ils racontent la première visite d’un Arménien de Marseille sur la terre de ses ancêtres. L’album interroge les peurs qui se transmettent, les haines peut-être impossibles à dépasser et les difficiles retrouvailles entre Arméniens de la diaspora et Arméniens islamisés de force, ces descendants de rescapés qu’on appelait ignoblement les « restes de l’épée ». Au terme de son périple, cet homme engagé dans la transmission de la mémoire du génocide aura compris que « Ce qui se passe [en Turquie] n’est pas une légende. Les Arméniens ont besoin de nous. Nous ne devons pas rester figés sur la mémoire. Les vivants sont plus importants que des pierres ou des livres. » Ainsi, si les livres permettent de connaître et de comprendre ce qui a rendu possible la destruction d’un peuple à la présence plurimillénaire sur les terres d’Anatolie et de – peut-être – « se prémunir contre de futurs génocides », ils rappellent aussi qu’il n’y a que l’homme pour construire dès aujourd’hui un avenir de paix.