Littérature étrangère

Leila Mottley

Aux filles noires d’Oakland

Entretien par Marie Michaud

(Librairie Gibert Joseph, Poitiers)

Avec Arpenter la nuit, récompensé par le prix du roman Page/America, Leila Mottley fait une entrée magistrale en littérature. Dans ce roman bouleversant, à travers le personnage de Kiara, elle célèbre les jeunes filles noires d’Oakland, leur énergie vitale et leur courage pour devenir des femmes libres.

Vous venez d’obtenir le prix du roman Page/America pour Arpenter la nuit, votre premier roman. Ce prix a-t-il une saveur particulière pour vous ?

Leila Mottley – Les libraires et les bibliothécaires font une grande part du travail pour mettre les livres entre les mains des lecteurs alors, oui, ce prix signifie beaucoup. Surtout en sachant que les libraires lisent énormément de livres et qu’Arpenter la nuit a quand même pu trouver un écho en eux. Je suis très reconnaissante du travail des libraires et des bibliothécaires : je n’aurais pas pu imaginer un plus grand honneur.

 

Arpenter la nuit fait partager aux lecteurs la vie de Kiara. Comment avez-vous imaginé ce personnage, sa personnalité d’une force incroyable devant les épreuves ?

L. M. - J’ai imaginé Kiara comme un personnage complexe, avec un monde intérieur et un monde extérieur clairement différents. Une bonne part de l’écriture a consisté à être au plus près de son expérience pour que les lecteurs puissent ressentir sa vie, la douleur et la peur qu’elle ressent mais aussi la joie et l’amour. Les différentes émotions nous aident à comprendre vraiment qui elle est en tant que personne et comment elle fait face à la vie qui lui a été donnée.

 

Kiara se retrouve presque par hasard prise au piège de la prostitution. En quoi était-ce important pour vous de montrer que ce « hasard » fait déraper sa vie et la projette dans une spirale infernale ?

L. M. - La manière dont Kiara entre dans la prostitution est inextricablement liée à la sexualisation et à l’objectification que subissent les jeunes filles noires et pourtant, d’une certaine façon, c’est aussi une chance de contrôle pour Kiara, peu importe la manière dont elle y est arrivée. C’était important pour moi que nous comprenions que la relation de Kiara à la prostitution est compliquée et que nous ne jugions pas le travail du sexe mais que nous portions plutôt un regard critique sur le système qui ne protège absolument pas les travailleurs du sexe.

 

Kiara est le point central autour duquel le lecteur découvre d’autres personnages complexes et émouvants : Marcus, Trevor, Ale… En quoi chacun d’eux est-il essentiel dans le parcours de Kiara ?

L. M. - Tous les personnages qui entourent Kiara ont été imaginés à travers son regard, pour que chaque personnage ait un objectif par rapport à Kiara et à son estime d’elle-même. Marcus représente la famille, la loyauté et la soumission vis-à-vis des hommes qu’on attend d’elle. Trevor représente l’enfance et la maternité mais aussi ce que signifie être jeune. Ale représente l’amour, le choix et le soulagement. Tous sont des composants essentiels pour faire de Kiara qui elle est.

 

Pour des raisons différentes, les parents de Kiara sont absents. Pourtant ils sont sûrement fondamentaux dans sa trajectoire.

L. M. - Les parents de Kiara sont également des représentations de ce que produit un système judiciaire corrompu. Chacun d’eux à une relation différente avec les forces de l’ordre et le système carcéral qui se traduit par leur absence de la vie de leurs enfants. Il était important que nous comprenions la nature cyclique de ces systèmes et la manière dont ils se répercutent de génération en génération.

 

Impossible de parler de votre roman sans parler d’Oakland. Est-ce que Kiara n’est pas, d’une certaine façon, un double d’Oakland ?

L. M. - Oui et non. Kiara représente le cœur de la ville. Pourtant la négligence de son vécu est aussi un moyen de montrer comment les gens comme Kiara sont souvent oubliés de nos récits autour d’Oakland. C’était très important pour moi que les filles noires et qu’East Oakland soient le cœur de cette image d’Oakland, d’autant plus parce que nous sommes souvent invisibilisées dans la représentation de la ville.

 

Parmi les personnages « secondaires », il y a des policiers. Comment avez-vous construit l’image singulière de ces hommes dans le roman ?

L. M. - Je voulais inverser la manière habituelle dont on montre les victimes noires des violences policières et les officiers de police qui les brutalisent. Souvent il circule une unique photo des victimes noires, un seul élément de leur vie et parfois leur nom, alors qu’on entendra toute la vie de l’officier de police, qu’on verra de nombreuses photos où il apparaît souriant et qu’on répétera son nom régulièrement. Dans Arpenter la nuit, je voulais créer un portrait approfondi de tous les personnages noirs, qu’on connaisse leur nom mais qu’on ne connaisse quasiment rien des officiers de police, qu’on les identifie par leur numéro de plaque au lieu de leur nom. Cela nous aide aussi à comprendre qu’ils sont les produits d’un système d’abus plutôt que des individus.

 

À 17 ans, Kiara cherche à se maintenir à flot par tous les moyens. Pas seulement elle, d’ailleurs, mais aussi son frère Marcus et leur petit voisin Trevor. Comment assurer un toit sur leurs têtes, de la nourriture chaque jour, un semblant de vie normale alors que le monde exerce toute sa violence et son indifférence à leur égard ? Le hasard va offrir une solution inattendue à Kiara : la prostitution. Et c’est une violence de plus qui, par moments pourtant, lui donne l’illusion de la sauver. Pour faire vivre Kiara, Leila Mottley use d’une langue riche, poétique et rugueuse. Ce premier roman, qui revendique visibilité et protection pour les filles noires d’Oakland et d’ailleurs, est un grand livre à la fois politique et poétique, profondément humain, qui fait assurément de Leila Mottley une des voix à suivre de la littérature américaine.

 

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