Littérature française

Laurent Mauvignier

Intrusion

L'entretien par Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

Le nouveau roman de Laurent Mauvignier, ce sont 640 pages sans un mot de trop pour partager quelques heures de la vie de Patrice, Marion et Ida Bergogne, de celle de leur voisine Christine. Le temps d'une fête d'anniversaire qui tourne au drame. Quelques heures pour sonder et ébranler des vies entières.

Quel a été le point de départ de ce roman ?

Laurent Mauvignier - Le point de départ de ce livre, c’est, en fait, un projet de film. En 2017, je venais de réaliser un court métrage et j'ai voulu en réécrire un aussitôt. J'ai pensé assez vite à ces films de genre qu'on appelle les « home invasion movies ». Un genre très répandu au cinéma, où se côtoient des grands auteurs comme Michael Haneke ou Elia Kazan avec Les Visiteurs – c’est un film qui a beaucoup compté pour moi. Le livre est né de cette question : « Qu'est-ce que je pourrais faire comme livre à partir de ce qui serait censé être un film ? ».

 

Roman noir ? Thriller ? Conte ? Quel plaisir particulier avez-vous à jouer avec les genres littéraires ?

L. M. - Il me semble que depuis vingt ans, de l'effondrement des Twin Towers à aujourd'hui, on s'est tous dit à un moment donné : « C'est incroyable, ça ne peut pas être vrai, on a l'impression d'être dans un film ! ». Notre problème, c'est de voir que le réel se confond de plus en plus avec la fiction et que, pour questionner le réel, il faut sans doute passer par la fiction, par les figures très emblématiques du genre parce que c'est à travers ça qu'on peut peut-être se poser la question du réel, des êtres, de notre rapport aux uns et aux autres et de cet étonnement permanent qu'on a d'être ici et maintenant.

 

Le roman fonctionne comme un huis clos dans un ici apparemment immuable qui va pourtant basculer. Quelle est l'importance de ce lieu et du rapport au temps ?

L. M. - Ce qui est formidable pour moi dans le roman, dans ce qu'il peut peut-être faire, c'est qu’en partant justement de ces registres fictionnels et ultra balisés, vous allez chercher, à travers les personnages et les situations, à supprimer le montage. À entrer dans une matière du temps. Avec plusieurs dilatations dont celle de la durée : une scène peut s'étirer alors qu'elle implique un mouvement très court – quelqu'un se lève et va ouvrir une porte. Cette scène peut devenir très longue parce que toute la psychologie du personnage et toute l'histoire peuvent y être révélée par des gestes anodins. Et, d'un seul coup, faire remonter le passé, une enfance, une sous-conversation, un sous-entendu, mais aussi le surgissement d'une autre strate de temps, d'une autre épaisseur. Il faut aller chercher cette épaisseur-là, parce que c'est peut-être là qu'est le réel.

 

Le huis clos est aussi dans la tête des personnages. Que permet cette introspection forcée°?

L. M. - Il s'agit d'essayer de trouver, à travers les personnages, une vérité humaine, même si ça peut paraître présomptueux. Mais une vérité humaine, ce n'est pas forcément la Vérité avec un V majuscule. C'est peut-être au contraire la minuscule des vies ordinaires. Sachant qu'une vie ordinaire, ça n'existe pas. Que toutes les vies, malgré le fait qu'elles soient communes, qu'elles soient celles de tout le monde, sont toujours singulières, irremplaçables. Ce qui m'intéresse, en passant par des structures narratives codifiées, de l'ordre du cliché, de la fiction balisée, c’est d’arriver à trouver, à travers les personnages, quelque chose qui est de l'ordre peut-être de l'ineffable ou de l'inédit : comment, à un moment, un personnage devient une personne ? Comment Bergogne devient Patrice ? Comment Marion – la Marion officielle – devient quelqu'un d'autre, quelqu'un qui est bouleversé par son enfance, par sa jeunesse ?

 

L'enfance est au cœur du roman. En quoi ce retour de l'enfance lui est-il essentiel° ?

L. M. - C'est vraiment pour moi le cœur du propos. Pas seulement l'enfance d'Ida. Mais comment les adultes disent aux enfants°: « Faites attention aux loups, aux ogres… ». On sait bien que ce sont des métaphores pour apprendre à se construire une vie, à se défendre dans la vie, pour comprendre comment affronter la vie qui nous sera faite, la vie sociale, collective... Tous les personnages sont complètement mus par leur enfance. Elle est au cœur de ce qui les anime encore dans leur vie d'adultes. Elle est là pour des raisons historiques, sociologiques, culturelles, à cause de traumatismes. Tout ce qu'ils vont vivre dans le présent du livre sera lié à un moment de leur enfance, à la place qu’ils ont eue dans la fratrie, dans la vie, dans le rapport aux parents. Le livre est construit sur des relations entre les personnages et même sur des situations qui touchent à des questions fondamentales au sens où elles sont archaïques. C'est à partir de cette enfance-là, de ce soubassement très archaïque, que peut se construire le livre.

 

Ramassée sur une soirée et les quelques heures qui la précèdent, l’intrigue d'Histoires de la nuit nous installe dans un hameau au milieu de nulle part. Vivent là la famille Bergogne – Patrice, sa femme Marion, leur fille de dix ans Ida – et Christine, une femme peintre qui s’est installée là vingt-cinq ans plus tôt après avoir fui Paris et le monde de l’art. La soirée doit être une fête pour les 40 ans de Marion, moment de partage familial et amical entre des êtres qui se côtoient sans toujours se comprendre. Mais la soirée vire au cauchemar quand débarquent des personnages venus du passé pour régler leurs comptes. Ce quasi huis clos sous haute tension oscille entre roman noir, thriller et conte effrayant. Dans cet espace resserré, chaque personnage va devoir se confronter à son histoire secrète et refoulée. Un véritable chef-d’œuvre de maîtrise narrative et stylistique, à la fois émouvant, angoissant et surtout terriblement humain.