Littérature étrangère

Sarah Perry

Le Serpent de l’Essex

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Chronique de Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

« Qu’il ait été d’écailles et de muscles, ou de bois et de toile, ou de pas grand-chose hormis les délires des fous », le serpent de l’Essex se serait réveillé. Entre superstitions, angoisses et réflexions scientifiques, c’est toute la société victorienne qui s’enflamme sous l’influence du monstre.

Le Blackwater est calme mais soudain, c’est « comme si quelque chose, là-bas, avait déplacé l’eau », « le lent mouvement de quelque chose d’énorme, de voûté, sinistrement recouvert d’écailles grossières qui se chevauchent ». Cette « chose implacable, monstrueuse, née de l’eau », il a suffi qu’on la rende responsable de quelques disparitions mystérieuses et de la mort d’un jeune homme retrouvé au petit matin le regard épouvanté pour que toute la région se mette à croire au retour du mythique serpent de l’Essex. Apparu pour la première fois au XVIIe siècle, ce serpent monstrueux « qui tient plus du dragon que du serpent » avait alors « disparu aussi vite qu’il était venu ». En cette fin de XIXe siècle, alors que l’esprit scientifique ne cesse de se développer et d’insuffler un vent de progrès dans de nombreux domaines, ce monstre légendaire serait de retour dans l’estuaire du Blackwater. Châtiment divin pour certains, vestige vivant à découvrir et à faire étudier par les paléontologues pour d’autres, conte pour effrayer les enfants pour d’autres encore, il est pour la plupart des habitants des bords du fleuve source de profonde terreur. Lorsque Cora Seaborne, jeune femme intelligente et cultivée, fraîchement libérée par la mort d’un mari despotique, apprend cette « étrange nouvelle », elle n’a plus qu’une hâte : aller explorer les rives du Blackwater où la créature a été observée afin d’en trouver des traces, vives ou figées, comme le fit quelques années plus tôt la paléontologue Mary Anning. Elle se rend alors avec son fils et sa dame de compagnie à Aldwinter où des amis l’ont mise en relation avec le pasteur du bourg et sa femme, Will et Stella Ransome. La rencontre met à mal l’image d’aristocrate écervelée de l’une et celle de vieux dévot borné de l’autre, donnant au contraire naissance à une riche amitié nourrie de conversations érudites et d’échanges non moins stimulants que troublants autour de la foi, de la science et de la vie. D’autres personnages jouent également leur partition dans cette histoire parmi lesquels un jeune chirurgien ambitieux aux pratiques avant-gardistes et son riche ami aristocrate qui, par amour, s’emploiera à développer un programme de logements décents pour les plus pauvres. Véritable chronique de la société victorienne, Le Serpent de l’Essex évoque la condition des femmes, les progrès des sciences et de la médecine, la misère et la contestation sociales, les privilèges toujours bien ancrés des possédants mais aussi la place des superstitions aussi bien que de l’esprit des Lumières dans la foi. Sarah Perry se montre ainsi une digne héritière des plus grandes plumes de la littérature victorienne en tissant habilement intrigues amoureuses et questions sociales mais n’en reste pas là. Car si le monstre qui rôde entre les pages du roman favorise une atmosphère légèrement gothique, l’auteure en fait surtout la métaphore de ce qui taraude chacun des personnages, ce qui les ronge ou leur est force motrice, qu’il s’agisse de l’ambition, de la culpabilité ou du désir de liberté, transformant un roman victorien en grand roman moderne.

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