Littérature française

Laurent Mauvignier

Continuer

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Chronique de Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

Deux chevaux, l’immensité de la steppe kirghize avec les montagnes pour horizon. Pendant quelques semaines, Sybille et Samuel sont loin du quotidien dans lequel ils se sont perdus. Cette aventure au bout du monde est peut-être avant tout un voyage au cœur d’eux-mêmes, leur seul espoir de revenir à la vie.

« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Cette phrase de Nicolas Bouvier, Laurent Mauvignier l’avait placée en épigraphe de son précédent roman Autour du monde (« Double », Minuit). Nul doute qu’elle trouve un écho particulier dans Continuer et le séjour de rupture que vivent ensemble Sybille et son fils Samuel depuis qu’ils se sont lancés dans une randonnée à cheval à travers le Kirghizistan. Cette expérience extrême de déracinement, de vie frugale, de solitude en même temps que de promiscuité, Sybille en a eu l’idée quelques semaines plus tôt après être allée chercher Samuel à la gendarmerie. À 16 ans, il allait mal depuis un certain temps : l’adolescence, la séparation de ses parents puis un déménagement et de nouveaux copains un peu en marge l’avaient amené au bord du gouffre. Sa mère avait alors enfin pris conscience de la gravité de la situation et surtout de la nécessité d’y remédier… de manière énergique. Une nuit sans sommeil l’avait aussi amenée à s’interroger sans ménagement sur elle-même, à se voir à travers les yeux intransigeants de son fils comme une femme pitoyable et désespérée, une mère défaillante. Cela faisait longtemps que Sybille avait cessé de vivre, engluée dans une dépression mortifère, depuis qu’un drame avait fait prendre à sa vie une voie de garage. Mais l’urgence, c’était la vie de Samuel, encore en devenir, encore rattrapable. Voilà comment, malgré le scepticisme ironique de son ex-mari et la résistance hostile de son fils, ils avaient débarqué au Kirghizistan. Trois semaines plus tard, au moment où le roman commence, l’attitude de Samuel n’a pas beaucoup changé : la colère sourde qui l’habite, l’incapacité à communiquer et la crispation de la relation avec sa mère font toujours obstacles à un quelconque apaisement. D’autant que, malgré des éclats de bonheur inattendus, toutes sortes de dangers pèsent sur leur folle équipée : voleurs de chevaux, approvisionnement aléatoire, imprudences dans la montagne... Pourtant, le cœur du roman n’est pas tant l’aventure au bout du monde, que la quête d’une relation pacifiée à soi et aux autres, le nécessaire apprivoisement de l’inconnu à l’intérieur de soi, avant d’aller à la rencontre de l’étranger autour du monde. La fatigue et la solitude obligeront Samuel et Sybille à affronter leurs démons intimes, à réviser leurs jugements sclérosés, et à comprendre qui est véritablement celui ou celle qui leur fait face. Car les apparences et les blessures ont tôt fait de faire oublier – y compris à soi-même – ce qui palpite au fond d’une âme. Laurent Mauvignier signe un roman bouleversant aux personnages profondément humains, qui, parce qu’ils sont parfois lâches, égoïstes ou impulsifs, nous bousculent et nous touchent. À travers les trajectoires intimes – mais aussi intimement liées – d’une mère et d’un fils, il interroge encore une fois ce qui fait notre humanité, ce qui nous fonde, notre capacité à dépasser nos peurs, les circonstances qui, dans le monde complexe d’aujourd’hui, nous révèlent à nous-mêmes et nous poussent – à condition de les transcender – à continuer. ◼

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