Essais

Wojciech Tochman

Aujourd’hui, nous allons dessiner la mort

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Chronique de Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

Il y a vingt ans presque jour pour jour, une frénésie meurtrière s’emparait du Rwanda, faisant du Pays des mille collines le lieu du dernier génocide du xxe siècle. Près d’un million de Tutsi furent assassinés en seulement cent jours, le plus souvent avec une cruauté inouïe. Retour sur une tragédie.

Presque un million de morts, soit environ 400 chaque heure pendant trois mois, dans un pays plus petit que la Bretagne. Des hommes, des femmes, des enfants massacrés sans pitié, torturés de manière abominable, abandonnés à la putréfaction, jetés dans des charniers… D’autres hommes, d’autres femmes, voisins ou proches des premiers, qui furent pourtant leurs bourreaux. Tel fut le génocide des Tutsi au Rwanda au printemps 1994. Au-delà de l’horreur, cet épisode de l’Histoire contemporaine demeure mal connu en France malgré les nombreux livres (enquêtes journalistiques et historiques, témoignages ou œuvres littéraires) qui tentent de rompre le silence qui semble s’acharner à ensevelir les victimes de cette entreprise d’annihilation. Jean Hatzfeld est peut-être l’un des premiers à nous avoir permis d’effleurer la réalité au travers de témoignages patiemment recueillis auprès de rescapés, mais aussi de génocidaires, et publiés dans sa trilogie Récits des marais rwandais, aujourd’hui rééditée en un volume (Seuil). C’est à l’un de ces témoins qu’il redonne la parole dans Englebert des collines. Englebert est un survivant, de ceux qui n’ont jamais pu reprendre une vie normale après avoir échappé aux tueries. Alors, il marche à travers la ville de Nyamata, du matin au soir, « harcelé par la solitude », parlant volontiers à ceux qu’il croise, buvant encore plus volontiers avec qui lui offre une Primus ou un chalumeau d’urwagwa, plaisantant pour que le rire disperse les souvenirs. Son récit rappelle à quel point survivre ne fut pas nécessairement le retour dans la vie, mais parfois le prolongement d’un anéantissement à petit feu. Dans Aujourd’hui, nous allons dessiner la mort, c’est un autre journaliste, Wojciech Tochman, qui vient à la rencontre des acteurs Tutsi et Hutu du génocide pour recueillir leurs récits difficilement soutenables. S’il mène ce « travail de mémoire », c’est parce qu’il trouve que nous nous exonérons un peu vite de notre responsabilité envers des victimes que nous avons passivement regardé mourir, et parce que certains n’ont « personne pour [se] souvenir [d’eux] », puisque tous leurs proches sont morts en même temps qu’eux... Le travail d’enquête de terrain est aussi le fait d’historiens qui rappellent de manière tout à fait essentielle que les racines du mal au Rwanda remontent plus loin que le printemps 1994, lequel ne fut que l’apogée meurtrière des tensions entre Hutu et Tutsi savamment utilisées depuis des décennies par les puissances coloniales. Dans le but d’analyser et, peut-être, de comprendre ce qui fut « un massacre sans exemple, sans précédent, sans équivalent », Hélène Dumas a étudié les mécanismes à l’œuvre dans ce « génocide de proximité » à travers l’exemple d’un village au nord de Kigali. Dans son livre Le Génocide au village (Seuil), elle s’appuie donc sur les audiences des tribunaux gacaca et sur des entretiens menés auprès des différents acteurs du génocide en s’attachant avec une attention toute particulière au sens des mots et à leur arrière-plan culturel. Elle a également travaillé sur l’espace génocidaire grâce à des « déambulations » à travers les lieux du village marqués par l’absence de ceux qui en ont été les victimes. L’absence, le vide, Scholastique Mukasonga les connaît bien, elle dont l’œuvre littéraire est un « tombeau de papier » pour ses parents, frères et sœurs, neveux et nièces, tous victimes du génocide. Après un premier volume de « nouvelles rwandaises », L’Iguifou (Gallimard, 2010), elle nous en offre un deuxième avec les six textes de Ce que murmurent les collines. À la fois contes, chroniques villageoises, évocations de figures familières, récits de traditions perdues, les nouvelles de Scholastique Mukasonga semblent faire revivre le Rwanda de son enfance, celui de la vie familiale pas forcément facile, mais heureuse parce que vécue ensemble, celui où est né l’amour de lire et de raconter des histoires, celui d’avant la catastrophe. Née, comme Scholastique Mukasonga, dans la province de Gikongoro, Angelique Umugwaneza vit comme elle loin du Rwanda. Installée au Danemark, elle a choisi de se confronter aux « fantômes du passé » en racontant, dans Les Enfants du Rwanda, les massacres dont elle a été témoin dans son village, son exil à l’âge de 14 ans et sa survie avec sa famille dans les camps de réfugiés pendant sept ans, sous la pression du nouveau pouvoir Tutsi pourchassant les bourreaux d’hier. Car Angelique fait partie des nombreux Hutu qui, par peur de violentes représailles – ayant ou non participé aux tueries –, ont quitté le Rwanda pour le Zaïre voisin à l’été 1994. Très émouvant, son témoignage démontre la complexité de la situation et, même si la notion de « double génocide » qu’Angelique défend est aujourd’hui reconnue comme une expression du négationnisme, il est toutefois impossible de nier la souffrance réelle et terrible de cette jeune fille et de ces compagnons d’exil. Dans la postface à son exceptionnel Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop écrit : « il ne suffit pas de compatir aux souffrances des victimes pour donner du sens au fameux “ Plus jamais ça ” : il est tout aussi essentiel de connaître en détail les circonstances de la tragédie et même les motivations des génocidaires. » Alors lisons pour savoir et pour que nos mémoires soient les stèles des morts sans sépulture du Rwanda.

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