Littérature étrangère

Kristien Hemmerechts

La Femme qui donnait à manger aux chiens

illustration

Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Ex-femme de monstre, voilà ce qui résume sans doute définitivement Michelle Martin, ancienne compagne de Marc Dutroux, sa complice condamnée. Mais au-delà des actes, ignobles, qui est cette femme ? Kristien Hemmerechts plonge dans l’envers du décor et dresse un terrifiant portrait de femme à la dérive.

La littérature a-t-elle tous les droits ? C’est la vieille, l’éternelle antienne exhumée à la parution d’ouvrages au sujet controversé. Mais comment ne pas se poser une nouvelle fois cette question aujourd’hui, devant ce roman dont l’héroïne n’est autre que l’ex-femme de Marc Dutroux ? Le meilleur moyen d’y répondre est de lire. Et dès les premières pages, le oui s’impose, évident. En effet, Kristien Hemmerechts réussit à emmener son lecteur au cœur même de ce que pourrait ressentir cette femme (le livre est un roman), qui ressasse sa vie et les malheurs dont elle se dit victime, sa relation de soumission avec celui qu’elle nomme M, au moment où sa sortie de prison déclenche une tempête de réactions en Belgique. L’auteure évite avec un talent rare les écueils de son sujet explosif – l’empathie balourde et déplacée, la provocation et l’obscénité, le voyeurisme, le journalisme déguisé… –, et, avec subtilité et un ton d’une grande justesse, elle dessine une folie à l’horreur bien trop humaine.

 

Page — Pourquoi avez-vous choisi Michelle Martin comme sujet de votre ouvrage et pourquoi maintenant ?
Kristien Hemmerechts — À l’été 2012, des rumeurs circulaient selon lesquelles Michelle Martin allait être libérée sous conditions. Elle avait passé seize ans en prison, à peu près la moitié de sa peine. Beaucoup de gens étaient choqués. Cette femme ne méritait pas de bénéficier d’une nouvelle chance. Dans la presse, on ne parlait que de ça. On la désignait comme la femme la plus détestée de Belgique. Près du couvent de Malonne où elle s’apprêtait à aller habiter en sortant de prison, il y avait des manifestations. Les gens criaient qu’il fallait la tuer. La vie des sœurs de Malonne était en danger. Il leur fallait la protection de la police. En bref, les réactions étaient incroyablement émotionnelles. Mais il y avait une voix qu’on n’entendait pas, celle de Michelle Martin. Dans sa cellule, elle pouvait regarder le journal télévisé, lire les journaux. Comment se sentait-elle à ce moment crucial de sa vie ? Comment affrontait-elle l’angoisse ? Comment voyait-elle son futur à Malonne ? J’ai essayé de me mettre à sa place, d’imaginer ce qu’elle ressentait.

Page — Qu’est-ce qui vous a amené à utiliser la première personne du singulier ?
K. H. — Ce choix était la conséquence du projet – ou du défi… : me mettre à sa place, entrer dans sa tête.

Page — Vous étiez-vous fixé des limites dans votre approche romanesque ?
K. H. — Absolument ! J’étais très consciente des victimes et de leur famille. Je voulais éviter qu’elles soient blessées. J’ai banni toute sensation du livre. En outre, je ne parle pas de l’abus même, ni des enlèvements. Il n’y a aucun détail concernant ce qui s’est passé entre les victimes et Dutroux. Sabine Dardenne, l’une des filles qui a été libérée de la cave, a publié un livre dans lequel elle n’aborde jamais ce genre de sujet, instaurant une sorte de tabou. Je me suis dit : il faut que je respecte ça.

Page — Dès l’ouverture du roman et l’évocation de l’affaire Lhermitte (cette femme qui a assassiné ses cinq enfants), l’échelle des valeurs de Michelle Martin semble totalement faussée : est-ce une clef ?
K. H. — Je suis heureuse que vous ayez compris cela. C’est une chose essentielle. La voix et les pensées de mon personnage – car il s’agit évidemment d’un personnage romanesque – ne sont pas les miennes. Ses valeurs sont totalement corrompues, elle est, comme on dit en anglais, an unreliable narrator : le lecteur ne peut lui faire confiance, il doit se méfier d’elle et mettre au jour ses incohérences, ses mensonges, ses raisonnements absurdes… sa folie en somme.

Page — Pouvez-vous nous parler du poids des deux familles respectives, celle de Michelle Martin et celle de Dutroux.
K. H. — Beaucoup d’éléments sont connus sur ces deux familles. Le père de Marc Dutroux a publié un livre en collaboration avec un journaliste. Il parle franchement de sa famille et ne semble pas comprendre que le foyer qu’il a offert à ses enfants ne fut ni chaleureux, ni sûr. La mère de Michelle Martin a été traumatisée par la mort de son mari dans un accident de voiture. Elle a étouffé sa fille, de telle façon que celle-ci s’est avérée incapable d’organiser sa vie. Elle est passée de l’emprise de sa mère à celle de Dutroux. Triste histoire !

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