Littérature étrangère

Antonio Lobo Antunes

La Nébuleuse de l'insomnie

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Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

La chronique d’un vaste domaine taillé dans le vif d’une nature hostile, narrée par le dernier de ses habitants, bâtard à la mémoire (l’imagination ?) erratique, encombrée du corps jauni des souvenirs que les cadres sanguinolents du salon ne contiennent qu’à grand-peine. Le meilleur d’Antunes ?

Le point de départ de l’histoire est simple : un homme se tient, avec son frère, dans ce qui leur a tenu lieu de maison familiale, une impressionnante bâtisse au cœur de grandes étendues – celle-ci est aujourd’hui recouverte de poussière et sa ruine est chaque jour plus proche. Lui reviennent, notamment à la vue des photographies accrochées au mur, des souvenirs et des émotions de cette époque dominée par un grand-père tyrannique qui a bâti et développé la propriété. Il va alors raconter l’histoire maudite de sa lignée où chaque strate semble regorger de cadavres, s’immisçant dans les vies des uns et des autres (le grand-père bien sûr, mais aussi sa femme et son fils, la femme de celui-ci, le contremaître, etc.) Mais ces destins marqués par le sang, les coups du sort, les lâchetés et les traîtrises de toute sorte sont-ils bien réels ? Le narrateur est-il vraiment digne de la confiance du lecteur ? Lobo Antunes ne date pas son récit – il y a bien au détour d’une phrase quelques traces d’une modernité toute relative (un taxi est ainsi évoqué) -, mais l’air respiré le long de ces pages apparaît rapidement comme dégagé de toute réelle contingence temporelle. L’Histoire, composante essentielle de l’œuvre de Lobo Antunes depuis son premier livre ( Mémoire d’éléphant ), est d’ailleurs quasiment absente de ce nouveau roman et ne s’infiltre qu’au travers d’images tels ce cimetière et ses pierres tombales de soldats de France. Lobo Antunes ne situe pas son récit – Lisbonne et Trafaria sont évoquées en pointillé ; les azulejos et certaines tenues sont plutôt typiques mais il n’y aucune volonté d’afficher une quelconque couleur locale, d’imposer d’autres descriptions que celles exigées par la narration, descriptions qui jamais ne donnent dans le décor de carton-pâte pour touriste lecteur, toutes étant au service de la musicalité et la poésie de ce style incroyable qui, répétons-le, ont fait et font de Lobo Antunes l’un des plus grands écrivains vivants, un auteur dont la stature approche, livre après livre, celle de ses maîtres, Faulkner en tête. Lobo Antunes condense son récit – trois courtes parties de cinq chapitres chacune, un peu moins de 350 pages dans un format plutôt modeste ; nous sommes bien loin du volume imposant de certains de ses derniers livres tels Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone . Chacune de ces caractéristiques associées renforce l’impression que La Nébuleuse de l’insomnie résulte d’une volonté d’épure de son auteur, une volonté d’atteindre le cœur en se délestant de ce qui pourrait passer pour des fioritures – tout en creusant un peu plus profondément le sillon de l’œuvre, tout en se montrant conforme aux canons de son corpus le plus récent ( Mon nom est légion ). Le résultat est une fois de plus désarmant de beauté, même si cette beauté a un prix et passera par la rémission du lecteur, sa capacité à accepter de se laisser porter par ce souffle toujours aussi inédit, dans lequel se mêlent souvenirs, impressions et sensations (parfois même les narrateurs) dans des entrelacs aussi diaboliques que bouleversants. « … qu’elles sont longues les nuits quand le corps renonce et les meubles visibles malgré l’obscurité, le contour de chaque objet, la moindre brèche au plafond et tout est si loin de nous, ce que nous avons vécu, ce que nous avons été, ce qui nous a fait envie un jour, les gens qui nous parlent au travers d’une paroi de verre et peu importe ce qu’ils disent car même si on comprend que ce n’est pas à nous qu’ils s’adressent, c’est à ce que nous avons cessé d’être, des phrases qui se replient sur elles-mêmes sans nous atteindre… »

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