Littérature étrangère

Colson Whitehead

Underground Railroad

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Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Annoncé depuis des mois comme un des livres incontournables de cette nouvelle rentrée littéraire, le sixième roman de Colson Whitehead se montre à la hauteur des rumeurs suscitées et s’avère être tout autant un ajout au canon du roman américain qu’une formidable et nécessaire leçon d’humanité.

Première sélection du Prix Femina 2017

Deuxième sélection du Prix Médicis 2017

 

Cora est une esclave noire. Elle vit seule, abandonnée par sa mère, dans une plantation du Sud des États-Unis, en Géorgie, avant que la guerre de Sécession n’éclate. Elle a seize ans, n’a connu de la vie que l’esclavage et l’étrange société constituée par ces femmes et ces hommes enfermés à ciel ouvert. Sa grand-mère Ajarry a été enlevée de son village en Afrique puis achetée, transportée aux États-Unis pour, après de nombreuses péripéties, se retrouver un « bien » de la famille Randall. Elle est morte là, sans jamais chercher à s’enfuir. La mère de Cora, Mabel, fut le seul des cinq enfants d’Ajarry à survivre aux conditions de vie et aux maltraitances ; mais Mabel s’est enfuie, ne laissant à Cora qu’un bout de terre qui lui sert de potager, son seul semblant de propriété que la fille est prête à défendre à n’importe quel prix. Un jour, Caesar, un esclave, propose à Cora de s’enfuir avec lui, de gagner le Nord. Cora refuse. Jusque quand ? Le roman de Colson Whitehead a été encensé par une critique américaine qui l’a sacré livre de l’année ; il s’est vu remettre le Pulitzer et le National Book Award (ce qui est un fait rarissime dans l’histoire de ces deux prix : seuls six romans ont reçu le double adoubement à commencer par William Faulkner pour Parabole) ; le public a plus que massivement suivi puisque, aujourd’hui, il dépasse le million d’exemplaires vendus. Voilà pour l’impressionnant pedigree mais qu’en est-il du livre ? L’ouverture d’Underground Railroad autour de la vie d’Ajarry fait plus que rassurer, elle ne laisse aucun doute sur ce qui fait la force du roman : cet alliage si particulier d’une grande maîtrise de son récit (et de son architecture) à une émotion, une sensibilité rare, soit une confrontation d’une réalité des plus crues à la plus émouvante des élégies. Le livre est né de l’histoire de ce qu’on a appelé « le chemin de fer clandestin » qui, contrairement à ce que pouvait laisser entendre son nom, était une expression utilisée pour définir un ensemble de routes, de lieux de rencontres dont les ramifications avaient pour but de faciliter la fuite des esclaves vers le Nord des États-Unis, un véritable réseau organisé par des abolitionnistes, aux vocabulaire et terminologie empruntés à ceux du rail (par exemple, ceux qui gardaient les esclaves chez eux étaient des chefs de gare). Mais pour relater cette véritable résistance, Colson Whitehead évite la stricte reconstitution documentée et fait de ce chemin de fer… un véritable chemin de fer ! Et c’est ainsi que nous allons parcourir avec Cora les kilomètres et les États, rencontrer une galerie de personnages détonante, à commencer par le méchant de l’affaire, le chasseur d’esclaves Arnold Ridgeway (aux faux airs du Juge de Méridien de sang de Cormac McCarthy), découvrir d’incroyables et sanglantes coulisses d’une Histoire américaine décidément violente et jamais avare d’affreux paradoxes. Comme le disait la grand-mère de Cora, « la bizarrerie de l’Amérique, c’était qu’ici les gens étaient des choses. »

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