Littérature étrangère

Neal Cassady

Lettre sur l'histoire de Joan Anderson

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Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Adressée à un Jack Kerouac en devenir, cette longue lettre de Neal Cassady a rapidement gagné ses galons de légende, un statut que sa disparition n'a fait qu'alimenter pendant des décennies, la rumeur racontant qu'entre ses lignes se dessinerait l'histoire de la fameuse étincelle déclenchant le feu de joie de cette Beat Generation. Elle a enfin été retrouvée.

Neal Cassady est un personnage essentiel de la Beat Generation. Il fut la muse, à son corps plus ou moins défendant, de Jack Kerouac avec lequel il va connaître une histoire d'amitié d'une rare intensité qui, si elle semble nourrir les deux hommes jusqu'à l'indigestion, finira par ne générer qu'aigreur et distance ‒ le travestissement de Neal en Dean Moriarty, l'inoubliable héros de Sur la route, ne fera paradoxalement qu'accélérer le processus de désagrégation que ne pourra ralentir l'apparition de Cody Pomeray, l'autre alter ego de Neal dans les romans de Kerouac qui suivront. Mais Neal fut aussi l'ami et l'amant d'Allen Ginsberg, l'autre pilier de l'histoire en marche, qui en fera le codédicataire de son chef d'œuvre Howl (magnifiquement republié aux éditions Bourgois l'année dernière). Les nombreuses citations à son intention présentent un casting à faire frémir le moindre amateur de littérature américaine (Burrough, Bukowski, Kesey…). Mais derrière ce personnage hors normes qui apparaît souvent comme l'incarnation mythique du vagabond, libre et en perpétuel mouvement, ne rendant de compte qu'aux étoiles, à la toute puissante nature américaine et à son âme, se cachait un écrivain et non des moindres. Et le temps passant, le public découvre celui-ci avec les publications successives de son explosive (et des plus fournies) correspondance. La publication par Séguier cette année, près de soixante-trois ans après son écriture et quelques années après sa quasi miraculeuse redécouverte, de cette fameuse Lettre sur l'histoire de Joan Anderson (le livre est magnifique et se conclut sur le fac-similé de l'originale), brillamment traduite par Pierre Guglielmina (à qui l'on doit notamment des traductions de Daniel Mendelsohn, Bret Easton Ellis, Francis Scott Fitzgerald…). Alors, me direz-vous, sommes-nous face au véritable rouleau original ? Disons que cette lettre datée du 17 décembre 1950, qui n'est ni la première ni la dernière qu'écrira Neal à Jack, doit son statut si particulier à son volume, près de quatre-vingt-dix pages dans sa version française et à sa puissance narrative, son énergie et son lyrisme si particuliers, le tout semblant effectivement avoir frappé Kerouac en plein cœur, tant il est vrai que quelques semaines avant l'écriture de Sur la route, les liens de cause à effet apparaissent évidents. Roulements de tambours, trompettes : et c'est ainsi qu'après un Town and the City encore empreint d'un certain classicisme, Jack devient Kerouac sous l'impulsion de cette écriture si explosive dont il apprendra à dompter le feu et qu'il fera sienne pour les années à venir. Bien sûr, les choses sont sans doute un peu plus compliquées que cela (il suffit de lire L’Océan est mon frère, premier roman sorti des oubliettes l'année dernière chez Gallimard, pour se rendre compte que les germes sont tous déjà là) mais n'oublions pas ce qu'en disait alors Jack lui-même, le premier admirateur : « c'était le plus grand morceau de prose que j'avais jamais vu ». Amen.

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