Littérature française

Lola Lafon

La Petite Communiste qui ne souriait jamais

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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

La Russie a le Spoutnik, mais la Roumanie possède l’arme suprême : Nadia Comaneci, petit lutin de 14 ans qui réussit à envoûter les télévisions du monde entier. Dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon opère un retour passionnant sur ce symbole de l’ère Ceausescu, qui fut adoré… puis oublié.

Montréal, 1976. Une gamine est la première gymnaste à obtenir un 10, c’est-à-dire le maximum, aux Jeux olympiques. Les mains acclament et les flashs crépitent. Mais qui se cache derrière cette petite fille au visage concentré et à l’écusson communiste épinglé sur la poitrine ? C’est précisément ce qu’imagine Lola Lafon, qui tente de « redonner la voix à ce film presque muet qu’a été la vie de Nadia C. entre 1969 et 1990 ». Construit autour des moments clefs de sa jeune carrière jusqu’à son exil (les dates, les lieux et les événements sont exacts), ce beau roman offre de nombreuses pistes de réflexion captivantes sur le corps féminin, la difficulté de grandir et de devenir femme, le désir, la liberté, la réalité de la Roumanie gouvernée par Ceaușescu, les régimes politiques, la fabrication d’un symbole et d’un discours. Le roman, et c’est sa grande force, n’assène aucune vérité, mais s’emploie inlassablement à nous confronter à nos préjugés. Car le personnage de Nadia est « Une machine poétique sublime qui détraque tout ». Brillant !

 

Page — Pourquoi s’intéresser à la figure de Nadia Comaneci et en faire le personnage de votre nouveau roman ? Êtes-vous l’une de ses petites filles de l’été 1976 qui rêvent de lui ressembler et de « s’élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue » ?
Lola Lafon — Le sujet de Nadia Comaneci rassemble toutes les thématiques qui me passionnent et qui sont présentes dans mes romans précédents : le mouvement comme vocabulaire de vie et le corps féminin, questionner, toujours, le territoire qui est ouvert, autorisé aux femmes (ou qu’elles s’autorisent), la confrontation Est-Ouest… Bien sûr, je n’ai pas « choisi » Nadia Comaneci pour ça, mais au bout de quelques semaines de travail, j’ai été frappée par ces correspondances. Quant à rêver de lui ressembler, non, pas du tout, mais être capable de « s’élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue » est une image et un désir qui ne me semblent pas réservés aux seules gymnastes…

Page — Vous retracez les moments clefs de son parcours de gymnaste et ses performances. Son corps est son outil de travail et vous abordez les problématiques liées au sport de niveau olympique. Mais très vite, le corps de Nadia, cette mécanique implacable, quitte le cadre strictement sportif pour rentrer dans le champ social en évoquant le corps de LA femme. Ce corps scruté et évalué en permanence jusque dans ses manifestations biologiques, adoré puis dévalué par les journalistes du monde entier, surveillé et inspecté selon le décret 770 (interdisant l’avortement et la contraception, sous le régime de Ceausescu), semble la clef de voûte de votre roman, qui combat une image normalisée, chosifiée et fantasmée de la femme. Ai-je tort d’y lire un petit brûlot contre le contrôle social des femmes ?
L. L. — Vous n’avez pas tort… Même si j’aime trop la fiction pour la réduire au pamphlet. En réalité, votre analyse est si juste que j’ai du mal à ajouter des choses ! Mon héroïne refuse de dire merci, de sourire, elle « prend de la place », elle prend l’espace… Ceux qui la contrôlent sont tous juges (qu’ils soient de vrais juges sportifs ou médiatiques) et la gymnaste de ce roman vit à la puissance mille ce que vivent toutes les femmes : être scrutée, notée, jugée. Nadia est un miroir pas tout à fait déformé du parcours de beaucoup de femmes, sans cesse circonscrites par des normes, avec l’obligation implicite de réussite exemplaire et l’impossibilité de grandir sans en demander l’autorisation. Elle parvient cependant toujours à se soustraire aux pouvoirs (ses disparitions, son silence comme une arme). Elle est celle qui donne envie aux petites filles d’attaquer l’espace, la peau nue (enfin, c’est ce que je veux y voir). On parle beaucoup de la « fabrication » du corps des petites gymnastes, mais la fabrication « normale » d’une fille lambda passe par le rétrécissement du corps féminin dès l’adolescence (régimes, peurs, manque de confiance en soi) et un espace de plus en réduit (peur des rues la nuit, peur de se faire remarquer, etc.)

Page — Des échanges fictifs (épistolaires ou téléphoniques) entre l’athlète de l’Est et la narratrice, « Candide occidentale » fascinée par Nadia et désireuse de raconter son parcours, ponctuent le récit. Entre ces deux personnages que tout oppose, une tension est palpable. Nadia redoute une vision caricaturée de la Roumanie passée au prisme de l’Occident et ne cesse de corriger la romancière sur les faits et de réécrire ce qui fut son histoire. Les versions se multiplient et ça bouillonne dans la tête du lecteur. Qui croire ? Pourquoi lui donner la parole ?
L. L — Qui croire est un merveilleux thème de roman, en général, non ? Ne pas asséner. Ne pas présenter de vérités. C’est effectivement un roman qui laisse la place aux doutes, qu’il s’agisse de douter du libéralisme « qui a toujours raison », d’accepter que le cliché ressassé ici des régimes communistes est également une propagande… Questionner le réel, le souvenir, le « document » m’intéresse quand ça fait partie d’une fiction, justement. Une sorte de « mentir vrai », pour citer Aragon, créer une mise en abyme. Le roman s’écrit sous les yeux du sujet du roman qui a le pouvoir, pour une fois, d’influer sur l’auteure. Dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais, tout le monde écrit ou réécrit : Ceausescu réécrit le communisme, l’Europe de l’Ouest réécrit la vie quotidienne (ou ce qu’elle en imagine) à l’Est, l’entraîneur Béla « réécrit » le corps des petites filles gymnastes, et Nadia, elle, tente de réécrire sa vie.

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