Littérature française

Marie Ndiaye

La Cheffe, roman d'une cuisinière

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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Trois ans après Ladivine, Marie Ndiaye, également auteure de Trois Femmes puissantes (tous deux disponibles en Folio), revient avec un nouveau portrait féminin mystérieux, dont l’écriture, délicieusement intense, creuse en profondeur les pensées et les chairs. Une exploration envoûtante du dépassement de soi.

« Elle voulait laisser dans la mémoire des mangeurs une réminiscence éblouie, et de telle nature que, tentant de se rappeler d’où pouvait bien provenir une image aussi alléchante, mélancolique aussi comme d’un bonheur qu’on ne retrouvera pas, on n’ait que le souvenir d’un plat, même du nom de ce plat seulement, ou d’un parfum ou de trois couleurs nettes et franches sur l’assiette d’un blanc opalin. Son propre nom, la Cheffe préférait qu’on ne s’en souvienne pas, son visage qu’on ne l’ait jamais vu, qu’on ignore aussi si elle était ronde ou mince, petite ou grande, si son corps était bien fait. » La nouvelle héroïne de Marie Ndiaye est une cheffe cuisinière à la tête d’un grand restaurant bordelais, La Bonne Heure, où l’on se presse pour goûter sa gastronomie et son fameux « Gigot en habit vert ». Mais si ses plats ont acquis une grande renommée, la Cheffe étoilée fuit continuellement la lumière. Jour après jour, ne comprenant pas ce qu’on écrit au sujet de sa cuisine et n’œuvrant point à créer sa légende, elle s’attelle sans relâche à enchanter le monde en secret. À le subjuguer par un idéal proche de l’austérité, qui se retrouve aussi bien dans ses plats que dans sa vie. Ce parcours singulier qui s’inscrit dans l’effacement – son nom ne sera jamais mentionné –, nous est ainsi raconté par son dévoué apprenti cuisinier, confident et amoureux transi. Née et élevée dans une famille d’ouvriers agricoles du Lot-et-Garonne, la Cheffe fait l’expérience la vie en ville en devenant bonne dans une famille de Marmande. C’est dans ce lieu qu’elle découvrira à 16 ans sa vocation. Elle y fera ses premières armes, gravira les échelons et, forte d’une détermination à toute épreuve, elle deviendra une cheffe respectée, sans que rien ne vienne troubler « la création blottie sur elle-même ». Du moins jusqu’à la chute inexorable provoquée par sa fille. Mais derrière ces éléments biographiques, il s’agit de découvrir qui se cache derrière le visage farouche et distant de la Cheffe. Qui était-elle ? La question se pose au fil des pages, comme une ritournelle entêtante. Le narrateur, qui pense parfois être plus proche de la vérité que la réalité même, réécrit, tout en s’interrogeant, les pages silencieuses de l’existence de la Cheffe. Et de son écriture qui se déroule amplement pour mieux s’enrouler autour du lecteur, Marie Ndiaye fouille le moindre repli de la psyché de son personnage et devine ses hésitations, ses rêves refoulés, ses joies ordinaires – qui sont les nôtres aussi. À travers ce portrait fascinant, qui traite en creux les thèmes chers à l’auteure, tels que le poids des origines et la filiation, La Cheffe, roman d’une cuisinière, est un beau texte sur la réalisation de soi et la quête d’absolu. Cette odyssée spirituelle qu’est la cuisine compose aussi une splendide métaphore de la création, les doigts de la Cheffe inventant « des matérialisations de rêves […], détachées de la nuit des autres aussi nettement qu’un monde parallèle de l’univers ordinaire ».

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