Littérature française

Édouard Louis

Qui a tué mon père

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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Le jeune prodige Édouard Louis revient avec un texte court et inattendu qui sonde à nouveau son histoire familiale pour raconter son père malmené par la violence d’une société de classes. Un réquisitoire bouleversant, au propos politique, qui résonne en chacun de nous.

Quatre ans après En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil et Points) dans lequel un jeune homme prend conscience de son homosexualité et de la haine violente qu’elle suscite dans son petit village rural, Édouard Louis poursuit l’exploration de sa famille dysfonctionnelle, matière première de son œuvre autobiographique. Troisième opus d’une introspection cathartique, Qui a tué mon père, sorte de monologue en trois actes qui se lit comme un récit, est l’histoire d’un fils qui n’a appris à connaître son père que « par accident ». « D’une manière générale, quand je repense au passé et à notre vie commune, je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu », écrit-il. Afin de combler le gouffre entre eux, Édouard Louis convoque des souvenirs cuisants mais aussi des fous rire partagés pour raconter cet amour contrarié. Comme dans ses précédents romans, il donne bien à voir la bêtise raciste et homophobe du milieu dont il vient, la pauvreté humiliante, le sentiment de déclassement mais aussi les déclarations d’amour dissimulées. Les tons sont multiples, s’entrechoquent. La colère, la déception, le regret, le remords et la douceur se mêlent dans ce court texte qui se lit en un souffle. Et pour raconter ce paternel taiseux, travaillant à l’usine, l’auteur va s’emparer du corps de son père, réceptacle des violences liées au déterminisme social. Car le propos du livre est de montrer comment la société s’empare des individus et comment nos corps parlent de nos conditions de vie. Le dos broyé à trente-cinq ans après un accident à l’usine, le paternel devra subir aussi les conséquences de décisions politiques venues de dominants, telles que celles transformant le RMI en RSA sous le gouvernement Sarkozy pour favoriser le retour à l’emploi, l’obligeant à accepter un travail de balayeur dans une autre ville en dépit de ses souffrances physiques. Mais les mots humilient, à l’instar d’un président qui mène une campagne contre celles et ceux qu’il appelle « les assistés » ou d’un autre qui fustige « les fainéants » empêchant les réformes. « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique », assène Édouard Louis qui n’hésite pas à épingler nominativement des hommes et des femmes de pouvoir. Ainsi, à travers cette charge, également hommage à la figure du père, le jeune auteur entend extraire de l’ombre ces petites voix empêchées et dominées en permanence par les contraintes, dont les vies ne peuvent que s’exprimer par des négations : « Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire, nous sommes ce que nous n’avons pas fait, parce que le monde, ou la société, nous en a empêchés. Parce que des verdicts se sont abattus sur nous, gays, trans, femme, noir, pauvre, et qu’ils nous ont rendu certaines vies, certaines expériences, certains rêves, inaccessibles. » Un texte redoutable qui sera joué au théâtre en 2019 comme les deux autres romans de l’auteur.

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