Littérature française

Lyonel Trouillot

Kannjawou

illustration

Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

S’il existe une œuvre en actes, qui questionne le monde et dénonce les états de fait, c’est assurément celle de Lyonel Trouillot. Dans les pas de Jacques Roumain qui écrivait contre l’occupation américaine et exprimait la rage d’une nation, l’auteur francophone écrit sur une autre forme d’aliénation du peuple haïtien.

Dans une société où la littérature et la politique sont inextricablement liées, Lyonel Trouillot ne fait pas office d’exception. Ces mots sont des charges. Dans son dernier roman, Kannjawou, il raconte son pays, l’un des plus pauvres au monde, meurtri par des décennies d’instabilité politique, et fustige son occupation par les forces militaires et les ONG, sous contrôle de la communauté internationale. On ne chasse pas des soldats avec des mots, comme le souligne Sentinelle des pas perdus, le sagace narrateur du roman, mais il est parfois nécessaire « de tout consigner » quand cela va mal. Ainsi, posté dans la rue de l’Enterrement, cette vigie inébranlable raconte le quotidien dans une terre où la richesse et la pauvreté se livrent une guerre de mouvement. La violence et l’exclusion sociale. Les bottes ennemies. Le cimetière et ses deux visages : le jour, les cortèges et les fanfares, la nuit, les coups de pioche des voleurs de cercueil. Et à travers sa voix, c’est toute une galerie virevoltante de personnages qui entrent en scène, à commencer par ses amis, la fameuse « bande des cinq ». Liés depuis l’enfance, ils devisent sur la marche du monde et leur avenir. Fantasmant d’improbables révolutions, ils tentent aussi d’instaurer un peu de justice sociale en créant avec quatre bouts de tôle une association culturelle pour les jeunes du quartier. Ainsi, autour du narrateur, étudiant qui passe son temps à cogiter sur la logique des parcours individuels, de Popol, son frère silencieux, de Wodné, militant révolté à la pensée radicale, et de Joëlle et Sophonie, deux sœurs broyées par les pressions sociales, il y a aussi l’inoubliable Man Jeanne, doyenne et mémoire de la rue, qui verse du pissat de chat sur la tête de ses ennemis. On découvre aussi le petit professeur, intellectuel qui travaille sur une histoire de la gauche et des mouvements progressistes. À cette rue de l’Enterrement, emblématique de ce microcosme, s’oppose le bar Kannjawou, fréquenté par « les occupants » et « assistants aux occupants ». Ces expatriés, qui viennent s’encanailler et boire l’argent produit par le malheur des locaux, changent régulièrement de poste, « au nom de la démocratie et du principe de rotation, et pour que toutes les nations en profitent ». Dans la culture populaire haïtienne, le mot kannjawou signifie le partage et la fête, la grande fête qu’espère tant le vieil Anselme à la fin de sa vie, entouré des siens et des voisins. Mais comment penser aux divertissements et aux réjouissances quand les inégalités, les jeux entre puissances, la corruption et la pauvreté détruisent toute cause commune, tout passé, tout avenir, tout rêve ? De sa langue pareille à nulle autre, chamarrée et incarnée, Lyonel Trouillot ébauche un temps où aucun expert ne viendra imposer les directions à suivre, comme si les « vies étaient des fautes d’orthographe », et célèbre, dans un roman vibrant d’humanité, deux idées souvent piétinées : la mémoire et l’espérance.

Les autres chroniques du libraire