Bande dessinée

Chloé Cruchaudet

La Croisade des innocents

illustration

Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Après le succès de Mauvais Genre en 2013 (Delcourt), La Croisade des innocents signe le retour attendu de Chloé Cruchaudet, avec une fable réaliste et onirique, aux décors bruegéliens. Une réécriture graphique magistrale de ce moment universel qu’est le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Depuis ses débuts avec Groenland Manhattan, l’histoire vraie de Minik, jeune Inuit embarqué pour New York par le célèbre explorateur des régions polaires Robert Peary (Delcourt), l’auteur lyonnaise investit les champs historiques et biographiques dans lesquels elle puise des personnages décalés, infiniment épris de liberté et une matière humaine incomparable. Alors qu’elle s’inspirait des premiers récits de voyage de femmes au XIXe siècle pour créer le personnage d’Ida, l’héroïne de sa trilogie dans l’Afrique coloniale, et des mésaventures de Paul Grappe, déserteur de la Grande Guerre et travesti dans le Paris des Années folles dans Mauvais Genre, Chloé Cruchaudet se réfère pour ce nouveau scénario à un fait historique peu connu. L’existence d’une croisade populaire vers Jérusalem en 1212, la Croisade des enfants, qu’elle adapte très librement. C’est ainsi que nous faisons connaissance dès les premières pages avec Colas qui, fuyant la colère paternelle, trouve refuge dans une auberge sinistre. Avec d’autres enfants, il trime sans relâche, en échange d’un bol de bouillie abjecte et de quelques lampées de bière. Les distractions sont réduites à la portion congrue, le dimanche est consacré à l’église. Un jour, le jeune homme découvre sous la glace d’un étang un visage qu’il prend pour celui de Jésus. Cette apparition ne peut être un hasard. Et s’il était l’élu ? En compagnie de son ami Camille, qui brode un peu la vérité, il persuade ses camarades de se joindre à lui jusqu’à Jérusalem pour délivrer le tombeau du Christ… pour le meilleur comme pour le pire. Commence alors un périple au long cours pour ces âmes blanches comme neige, en proie à la faim, aux brigands et à la marche du monde car les joies innocentes de l’enfance ne durent qu’un temps ! C’est peut-être l’une des clefs de cette fable initiatique où le nuancier de couleurs, jouant sur le clair-obscur, détonne au fil des planches avec les bouilles rondes et expressives des marmots. Mais à travers cette aventure humaine incroyable, ponctuée d’intermèdes poétiques et cocasses, l’auteure mène aussi une réflexion, sous forme d’hommage, sur le pouvoir de l’imagination et de la fiction, qu’elle nourrit malicieusement de clins d’œil aux contes de notre enfance et aux récits de chevalerie. Avec ce voyage aussi beau que surprenant, explorant la croyance et la nature humaine, où la beauté graphique le dispute à l’ingéniosité scénaristique, elle nous fait don d’un merveilleux album destiné à devenir un futur classique.

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