Littérature étrangère

Haruki Murakami

1Q84 Livre 2, Juillet-Septembre

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Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Monstre majuscule de la rentrée littéraire, qui n’est pourtant pas en reste question pavé (Franzen, Sem-Sandberg…), le mystérieux 1Q84 se révèle être un gigantesque jeu de miroirs, brassant jusqu’au vertige le présent et le passé, au long d’une histoire d’amour au parfum de légende.

1Q84 arrive le 25 août sur les tables des librairies. Il nous aura fallu attendre deux années depuis la parution du premier tome au Japon, deux années qui ont bruissé des rumeurs les plus folles quant à son titre et à son contenu – Murakami avait fait monter la pression en amont de la parution japonaise, puisqu’il avait exigé qu’aucune information ne filtre : les fans avaient dû précommander le livre sans rien savoir. Ces rumeurs furent amplifiées par les prodigieux chiffres des ventes : le premier tirage, plusieurs fois augmenté avant parution, avait fini par atteindre 500 000 exemplaires… qui s’écoulèrent en quelques heures le jour du lancement (à titre de comparaison Kafka sur le rivage, son plus grand succès, s’était vendu sur la longueur aux alentours de 740 000 exemplaires). Il avait ensuite fallu s’inscrire sur des listes d’attente pour pouvoir acheter 1Q84. Bien évidemment le livre est aussitôt devenu un véritable phénomène de société. Ainsi, la symphonie Sinfonietta du compositeur tchèque Leos Janacek (datée de 1926 !), évoquée dès les premières lignes du roman puis à plusieurs reprises dans le cours du récit, s’est à son tour retrouvée parmi les meilleures ventes de disques ; ainsi le coup de fouet donné aux ventes du 1984 d’Orwell, ou à celles du pourtant beaucoup plus confidentiel L’Île de Sakhaline de Tchekhov, dont quelques passages sont cités dans le roman.


Il faut ajouter à tout ce bruit les dimensions elles-mêmes hors normes du livre : les deux premiers tomes, qui paraissent simultanément, comptent un total de 1 060 pages (on ne connaît pas encore le gabarit du troisième et dernier tome de 1Q84, dont la parution est prévue pour le début de l’année prochaine). Enfin, la traduction française nous permettant d’entrer en contact avec le monstre deux mois avant les Anglo-saxons, il est aisé de comprendre pourquoi les éditions Belfond ont mis en première page de leur site un compte à rebours Murakami.


Mais alors, que cache ce titre en forme d’hommage nébuleux ?


Avant tout, un grand roman de Murakami et son retour au premier plan après quelques années (celles qui nous séparent de son formidable Kafka sur le rivage) plus légères (un roman mineur, des nouvelles, un essai). En effet, les amateurs, et ils sont nombreux en France, retrouveront ici ce qui fait la force de ses grandes œuvres, ce que la quatrième de couverture du premier tome résume parfaitement avec l’adjectif « hypnotique », et ce qui fait de Murakami l’un des meilleurs conteurs mondiaux actuels. Une fois de plus, le lecteur est embarqué dans une histoire a priori impossible. Une fois de plus, il est le jouet de multiples rebondissements et autres surprises qui vont rapidement se multiplier. Et une fois de plus, il s’enivrera des parfums surréalistes qui se glissent, ici et là, dans les interstices de la narration. Et s’il reste sur sa faim, ce ne sera que parce qu’il lui manque le dernier tome et la conclusion de cette aventure.


Direction l’année 1984, donc. Le livre débute en avril (le premier tome s’achevant en juin, le second en septembre et le troisième en décembre) et alterne le récit à la troisième personne des deux personnages principaux : Aomamé et de Tengo. 


Aomamé est une jeune femme sombre au service d’une étrange organisation, qui utilise certaines de ses capacités pour résoudre de manière radicale les problèmes posés à la société par quelques individus à la morale douteuse. Elle vit seule, a peu de contacts avec l’extérieur et, à l’exception de son « travail » et de l’assouvissement épisodique de ses pulsions nocturnes, elle n’a aucune vie sociale. Très vite, au sortir d’une mission, elle se rend compte que le monde qui l’entoure change mystérieusement, que sa réalité semble s’effriter. 


Tengo quant à lui est un jeune professeur émérite de mathématiques en classe préparatoire, lui aussi plutôt du genre solitaire. Il est écrivain en herbe et travaille, en parallèle de ses cours, comme lecteur pour un éditeur, monsieur Komatsu, véritable tête brûlée du métier. C’est au cours de ses lectures qu’il découvre un manuscrit, La chrysalide de l’air, envoyée par une jeune fille de 17 ans qui l’intrigue au plus haut point malgré des défauts d’écriture assez frappants. Il en parle à Komatsu qui en vient, après sa propre lecture, aux mêmes conclusions que Tengo : l’histoire est des plus réussies, mais le livre souffre d’une langue dans l’ensemble bien trop pauvre. Komatsu propose alors à Tengo de réécrire le roman tout en restant dans l’ombre de la jeune fille afin de pouvoir présenter le manuscrit au concours des jeunes auteurs. 


Alors qu’une seconde lune apparaît, le destin d’Aomamé et de Tengo se met en marche. Rien ne sera plus comme avant.


Comme à son habitude, Murakami s’inspire des mythes qui l’entourent pour délivrer un mystérieux roman d’initiation, questionnant le passé et l’Histoire, le sexe, la violence et le sacré, multipliant les possibilités d’interprétation et finissant, une fois de plus, par rendre un magnifique hommage à la littérature et ses pouvoirs.

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