Littérature étrangère

Kirstin Innes

Reine d’un jour

illustration

Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

À travers un personnage flamboyant et vulnérable, fascinant et insaisissable, toujours plus grand que nature, l’autrice livre l’épopée d’une femme en colère qui refuse de faire des compromis. Une trajectoire sublime entre ombre et lumière, révélation explosive et addictive de cette rentrée d’hiver.

Reine d’un jour fait partager aux lecteurs la vie de Clio Campbell. Il s’agit d’une figure fictive mais j’ai tout de même cherché son nom sur Internet ! Comment avez-vous imaginé ce personnage ?

Kirstin Innes - C’est drôle, ma mère a fait la même chose ! Clio n’est pas une analogie directe d’une pop star ou d’une activiste réelle, même si des éléments de la vie et du look de Shirley Manson (du groupe Garbage), de Bille Mackenzie (The Associates) et d’autres se sont retrouvés dans sa vie à elle. J’ai commencé avec la volonté d’écrire quelque chose sur les femmes engagées à gauche, sur des femmes qui ne se laissaient pas mettre facilement dans une case. Je préparais donc ce livre et j’ai vécu avec ce personnage pendant toute l’année 2016 quand Carrie Fisher est morte. Le nouveau film de Star Wars venait de sortir et les gens se moquaient beaucoup de cette femme de 60 ans qui n'était plus cette ravissante Princesse Leia de 19 ans. Elle avait vieilli, elle était politique, bordélique et les gens riaient d’elle. Puis elle est morte et du jour au lendemain, c’est comme si elle avait été sanctifiée. Ça m’a fait comprendre que nous aimons nos célébrités féminines soit jeunes et belles, soit mortes. Reine d’un jour s’est donc imprégné de cela.

 

Vous brossez son portrait sous forme de kaléidoscope à travers le point de vue de nombreux personnages. Le choix de cette narration s’est-elle imposée dès le départ ?

K. I. - Oui, depuis le début. Le titre du livre en anglais est Scabby Queen qui est un jeu de cartes joué en Écosse où le jeu n’a qu’une Reine qui passe de joueur en joueur ! Je voulais essayer de raconter l’histoire de ce type de personne qui traverse la vie en créant des relations très intenses pour les faire ensuite exploser, avant de passer à la suivante. Mais je voulais raconter cette histoire des divers points de vue des gens qu’elle avait laissés derrière elle, dans son sillage.

 

Vous tissez autour de Clio cinquante ans d’Histoire de la Grande-Bretagne. Quelles ont été vos sources pour capter l’atmosphère des scènes musicale et politique de cette époque ?

K. I. - Il y a eu quelques sources directes qui m’ont aidée. Le livre Undercover, The True Story of Britain’s Secret Police, par exemple, un récit qui parle de comment la police a infiltré les mouvements de gauche des années 1980-2000 en favorisant les relations avec les activistes femmes – parfois même jusqu’à avoir des enfants avec elles – a beaucoup influencé l’histoire narrée par Sammi, la collègue activiste de Clio. J’ai aussi lu beaucoup de blogs sur la vie dans les squats des années 1990 et sur les émeutes du G8 à Gênes, tout comme le récit Can’t Pay Won’t Pay, sur la lutte pour arrêter la Poll Tax. Mais, pour récréer des périodes historiques que je n’ai pas vécu, comme les grèves de mineurs de l’Ayrshire en 1984 ou la scène londonienne de musique grime du début des années 2000, j’ai passé beaucoup de temps à regarder les détails à l’arrière-plan des documentaires et des photos.

 

Porté par un personnage constamment engagé, qui ne cesse d’être en colère contre l’état du monde, votre roman explore le militantisme et ses divisions.

K. I. - Tout à fait. Une grande partie du roman s’est nourrie de ma propre colère politique et de mon désenchantement pendant les années 2014 à 2018. Je soutenais avec ferveur la campagne pour l’indépendance de l’Écosse, motivée par la possibilité de créer un pays nouveau, plus inclusif, plus progressiste et plus égalitaire. La victoire de l’establishment marchand-de-peur nous a frappés, beaucoup d’entre nous, d’une manière très violente. Le si beau, si positif mouvement pour l’indépendance écossaise, est devenu de plus en plus fratricide et divisé – de la même manière que d’autres mouvements de gauche que j’avais connus dans ma jeunesse. J’ai eu un deuxième enfant et j’ai décidé de m’éloigner de la politique. Certaines choses du livre viennent en effet de ces moments de tensions où s’expriment conjointement le besoin de continuer la lutte et la nécessité de profiter de la vie.

 

À la veille de ses 51 ans, Clio Campbell, militante féministe et chanteuse folk écossaise célèbre se suicide. Alors que la nouvelle de sa mort se répand, ceux qui l’ont côtoyée, anciens amants, ex-mari, amis, compagnons de lutte ou ennemis, témoins de sa vie virevoltante, donnent leur version de Clio. Kirstin Innes tisse autour de cette comète une nébuleuse de personnages secondaires brillamment campés ainsi qu’un demi-siècle de politique, de luttes, de chansons et de vie. Un beau texte enragé qui explore les joies et les dommages du militantisme, dévoile la façon dont la société et les médias malmènent les femmes qui ont une vie publique et interroge les rôles prétendus du féminin.

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