Polar

Julie Ewa

Les Petites Filles

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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Pays de l’enfant unique (du moins jusque récemment), du Petit Livre rouge , du confucianisme, mais aussi civilisation millénaire et deuxième économie mondiale, la Chine, pays de l’hyperbole, fascine tout en étant mal connue. En ce début 2016, quatre ouvrages donnent à voir les singularités du géant aux pieds d’argile.

« Ne le prenez pas mal, mais l’image de la Chine aujourd’hui, plutôt ternie, non, exécrable, corruption endémique, scandales alimentaires, ravages de la pollution, mise à sac de nos technologies et de nos savoir-faire, destruction de l’environnement, pas enthousiasmant comme perception, inquiétant même, on est loin de la fascination béate qui prévalait encore ces dernières années », rétorque un propriétaire de vignoble français à des investisseurs chinois dans l’irrésistible Camarade Wang achète la France . Drolatique, enlevée et documentée (Stéphane Fière vit en Chine depuis de nombreuses années), cette satire retrace les pérégrinations du vice-ministre du Commerce de la République populaire de Chine, venu en France faire des affaires. Hôtels, entreprises, aéroports, rien n’arrête la délégation qui fait ses courses comme dans un « Discount Center ». On rit à s’en décrocher la mâchoire en lisant ce roman qui rappelle qu’il n’existe plus guère de sphère dans laquelle la Chine ne pulvérise pas les records, quels qu’ils puissent être. Mais derrière ce miroir aux alouettes, il semble que la société chinoise soit en crise. Dans La Chine à bout de souffle , la sinologue Isabelle Attané explique effectivement qu’après trois décennies de croissance explosive, avec plus d’un dixième des biens exportés dans le monde et des investissements inédits à l’étranger, l’une des économies les plus puissantes de la planète s’essouffle. Par sa formation de démographe, elle lit les difficultés actuelles et à venir à l’aune de la démographie chinoise, pensée comme principale entrave au développement économique du pays. La population plafonnera avant d’entamer une lente décroissance tout en vieillissant inexorablement. La Chine sera « vieille avant d’être riche », et ce postulat est la porte d’entrée d’un voyage passionnant et foisonnant d’enseignements dans la société et la culture chinoise. De la naissance aux funérailles, ce qu’est grandir et vieillir dans la Chine des réformes est ici décrypté. L’auteure explique que si le pays ne réagit pas rapidement, la population vieillira sans protection sociale ni système de retraite convenable. Un véritable challenge pour la Chine, qui doit repenser son modèle de société, passé trop vite d’un culte du collectif, calqué sur le modèle soviétique, à un culte de l’individualisme avec l’avènement du capitalisme. Cet essai vivifiant, à l’angle de vue singulier, approche au plus près des spécificités d’une structure sociale en mutation, qui espère, avec l’abandon de la politique de l’enfant unique, répondre au vieillissement de la population. L’enfant unique, mis en place en 1979, c’est justement le sujet du dernier ouvrage de Xinran. Poursuivant son exploration de la Chine contemporaine débutée dans Chinoises (Philippe Picquier, 2003), l’écrivaine et journaliste née à Pékin, donne voix aux enfants uniques à travers une dizaine de témoignages. Si on peut alléguer que ces décennies de restriction ont freiné considérablement la croissance de la population chinoise, avec environ 400 millions d’enfants en moins, il est plus difficile d’en estimer les conséquences psychologiques, pédagogiques et sociales. Et c’est ce trauma, ce « trou noir de silence », que raconte l’auteure. Adorés, couvés avec inquiétude et privés de l’influence bienfaisante d’une fratrie, ces « seuls et uniques », ces petits « empereurs », évoluent comme si le monde n’appartenait qu’à eux. À travers les portraits bienveillants d’Hirondelle Dorée, Lune, Brillante, ou Du Zhuang, qui constituent une « ressource inestimable pour comprendre non seulement l’avenir de la Chine, mais aussi sa manière d’interagir avec le reste du monde », Xinran montre aussi les transformations rapides de la société chinoise. Mais n’oublions pas que la Chine, l’un des pays les plus inégalitaires au monde, est une nation à deux vitesses. Le très habile Les Petites Filles de Julie Ewa, premier livre d’une jeune auteure française, est là pour nous le rappeler. Placé dès l’exergue sous le patronage de Xinran, ce polar met en scène Lina, jeune étudiante partie poursuivre ses études en Chine, qui se retrouve à enquêter sur des disparitions de fillettes au sein d’une région reculée. Un coin perdu au milieu des rizières où il ne fait pas bon être fille et où les curieux et les étrangers ne sont pas les bienvenus. Avec cette plongée captivante dans les zones rurales, qui montre les ravages de la politique de l’enfant unique, Julie Ewa prouve que la Chine n’a pas fini de fasciner. ◼

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