Essais

Jieun Shin

Le Flâneur postmoderne

illustration

Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

À l’heure de l’accélération effrénée de nos rythmes de vie et du tout numérique, trois livres très différents redéfinissent d’autres façons d’être au monde. Lenteur, rêverie, surprise et flânerie, comme autant de clefs pour réinventer les formes du quotidien. Vers une libération du moi ?

Faisant le constat d’une génération en plein désenchantement, Laurent Dubreuil réinvestit, dans Génération romantique, « le substantif racorni » de romantisme, loin de tout historicisme, en l’érigeant en manière d’être au monde. Comme il le souligne avec humour, il ne s’agit pas de verser sa larme ou de se déclarer singulier au moindre déplacement de virgule, mais de « cultiver de nouveau nos sentiments » et de « saboter les usines à tayloriser la vie ». Mêlant avec érudition références à des œuvres classiques (Baudelaire, Thoreau...) et contemporaines (Larry Clark), l’auteur réinterroge, dans une sorte de rêverie intime, les concepts du mouvement de libération de l’art et du moi pour en faire un nouveau canevas d’investigation. Sont ainsi exposées des notions telles que « l’adolescence à volonté », permanent étonnement et prémices de devenir, la nature comme expérience de pensée et de l’ici et maintenant, l’expérience du « presque » comme autant de pistes à explorer. Face à la pression d’un quotidien mécanique et normalisé, Jieun Shin oppose la figure du « flâneur postmoderne », qui incarne une forme de résistance silencieuse à la norme, à l’utile et au productif. Dans cet essai sociologique, l’auteur montre que cette figure, qui aime la solitude dans la foule, subit dans un premier temps une fêlure de soi. Le familier se transforme alors en étrangeté. Il se découvre multiple et anonyme : deux formes de liberté qui lui permettent d’introduire le « bougé » dans ce qui est stable. Mais le flâneur, par sa dérive, expérimente aussi l’altérité et dépasse le « narcissisme et le simple souci de soi ». Retrouver le sens d’une vie flâneuse passerait alors par l’acceptation du hasard, en réaction à ce que les idéaux contemporains (clôture de la cellule familiale, système bureaucratique) ont de fermé. Par sa faculté de résistance silencieuse et sa puissance d’imagination, le flâneur serait le mieux à même de vivre « la contradiction inexplicable du monde », façon « d’aimer la vie en tant que telle ». Loin de tout éloge ou écrit nostalgique célébrant un objet du monde d’hier, Sébastien Lapaque démontre avec brio dans Théorie de la carte postale la permanence et l’actualité de ce petit papier cartonné de forme rectangulaire. Revanche de « la relation concrète » face à notre ère numérique consacrant SMS, courrier électronique et réseaux sociaux, la carte postale s’impose autant comme un geste poétique, un acte de résistance renouant avec la magie des mots, que comme un « art de vivre et d’être au monde », réinventant un présent plein de lendemains. Convoquant aussi bien des écrivains (Saint-Exupéry, Jean-Paul Toulet…) que des anonymes dans une belle promenade qui se veut voyage dans l’esprit et la pratique des correspondances, ce livre-manifeste stoppe le monde dans sa course folle et nous relie aux autres. Écrire des cartes postales, un jeu romantique ?

Les autres chroniques du libraire