Littérature étrangère

Hanya Yanagihara

Une vie comme les autres

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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Attention, roman virtuose ! Amplitude romanesque, plongée psychologique vertigineuse dans les esprits des personnages, écriture à fleur de peau, de sensations et de réflexions, ce roman vous envoie un uppercut à l’estomac, un direct à la mâchoire. Sortez de votre zone de confort, lisez-le absolument !

Quatre garçons dans le vent ! Ils sont jeunes, ils sont talentueux, ils sont amis. Ils sont à l’âge des possibles. Tout droit sortis d’un petit collège du Massachusetts, ils se rencontrent à l’université. Ils sont différents, ambitieux. Leur amitié se construit à la vie à la mort. Une vie comme les autres pourrait être un énième roman de formation générationnel dans un New York des années, disons, 1970 à aujourd’hui. Mais la datation importe peu. Seul le quatuor et l’amitié, les amitiés, les inimitiés, les rivalités, l’amour et le désamour qui lient les uns aux autres, comptent. Willem, l’apprenti acteur, à la bonté chevillée à sa beauté. JB est l’artiste du quatuor. Ambitieux, parfois cruel, il veut réussir et devenir une étoile montante du monde de l’art new-yorkais. Malcolm devient architecte. Doutant de lui, il va se bâtir et s’affirmer au fil de l’histoire. Enfin il y a Jude. Jude St Francis. Comme si son patronyme laissait présager une noblesse d’âme et une vie de martyr. Jude est brillant, intelligent, secret, introverti et mutique sur son passé. Il devient avocat. Mystérieux, il souffre dans sa chair d’anciennes blessures. Jude a vécu quelque chose de terrible, d’innommable. Chacun devine un poids noir et lourd qui pèse sur le frêle Jude. Mais personne ne sait. Chaque personnage est comme une planète qui tourne autour de Jude. Soleil noir, meurtri, torturé et tourmenté, il est l’épicentre de cette nébuleuse de vies. Et Jude devient l’objet de toutes les attentions, de toutes les réactions, de toutes les sensations du lecteur. J’ai tremblé pour Jude. J’ai eu envie de lui retirer un rasoir de la main. J’ai été tenté d’enserrer ses mains et de lui caresser la joue d’un doigt. J’ai voulu le sauver, le comprendre, l’aimer ! Comme ses amis, comme ses parents adoptifs. Mais Jude est à jamais brisé. Une enfance niée, martyrisée l’a conditionné à expier les souillures de son corps et de son âme, à souffrir dans sa chair pour se punir d’avoir été le jouet sexuel des autres, des adultes. Trouvé bébé dans une poubelle, il est battu, abusé par les prêtres qui l’ont recueilli. L’un d’entre eux l’enlève, le prostitue. Quand il est enfin arrêté, Jude tombe sous la coupe d’un médecin sadique qui le viole et finit par vouloir l’écraser quand Jude se sauve. Son enfance est marquée à jamais du sceau de l’abandon, de la violence sexuelle, morale, physique. Jude est brisé. Il ne peut parler. Il ne peut raconter. Même à ses amis. Même à ses parents adoptifs. Même à Willem qui le tient et le soutient dans son amitié d’abord puis dans un amour profond et assumé. De flash-back en flash-back, on apprend l’enfer de Jude sur terre. On vit le présent de chaque personnage. Les quatre amis grandissent, vivent, ressentent, aiment, mangent, créent sous nos yeux. Dans une interaction de sentiments, de situations de vies. La construction du roman est grandiose et abyssale. Alors plongez dans les abysses et les abîmes pour une vraie expérience de lecture et de vies !

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