Littérature française

Francine Kreiss

La belle, la bête et la mer

photo libraire

L'entretien par Béatrice Putégnat

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Son royaume à elle, la mer. Son univers à lui, la prison. Confrontation sans concessions entre Francine Kreiss, championne d’apnée et plongeuse de l’insolite, et Thommy Recco, tueur en série condamné à perpétuité. Une plongée abyssale dans l’âme humaine au-delà du bien et du mal… grâce à un sous-marin inattendu : l’écriture !

Touchée… coulée ! Le duo de choc et de charme m’a fascinée. Au départ, Francine Kreiss pense enquêter sur un corailleur légendaire, Toussaint Recco. Sur ce quiproquo, elle écrit à Thommy. Dès lors, la Belle et le Squale vont s’approcher, se raconter, se découvrir dans un face-à-face en eaux troubles empreint de séduction, de méfiance et d’une fascination commune pour la mer. Le Squale est tout à la fois une enquête, un journal de bord qui nous plonge dans les abysses de l’âme, une ode à la Grande Bleue et un voyage dans une Corse bien réelle. Francine parle vrai, avec une humanité souvent cachée derrière un humour corrosif. Elle démêle le vrai du faux, décortique les histoires, raconte l’intime et le subjectif pour nous livrer sa descente en apnée dans un esprit hors-normes. Pression, décompression, elle passe par tous ces stades face au Squale. L’écriture comme son dernier sas de décompression après cette rencontre forgée par des vents et des courants parfois contraires, souvent porteurs.

 

PAGE — Vous entendez parler de Thommy Recco pour la première fois dans un bar par un « pirate de mer ». Votre curiosité est d’emblée attisée. Comment est née l’idée du livre ?
Francine Kreiss — Quand un marin me raconte l’histoire d’un homme, un corailleur de Propriano, capable de descendre à plus de 100 mètres en ne respectant aucune norme, je perçois de suite l’histoire d’une créature marine plutôt qu’humaine. Je pensais juste écrire un article pour Paris Match. Mon rédacteur en chef m’a dit, à moitié sérieux : « Mais c’est un livre qu’il faut faire ! ». Un autre ami journaliste, Pascal Lorent, a lui été surpris par la relation qui était en train de naître entre Thommy et moi. Il en a parlé à son ami Denis Robert. Denis, avec son énergie réactive, m’a orientée, avec passion et confiance, sur le chemin de l’écriture. Il m’a relevée plusieurs fois parce que j’ai voulu stopper ce livre en cours de route.

P. — Comment s’est établie la relation, la connexion avec Thommy ? Pourquoi avoir choisi de mettre l’accent sur cette dimension plutôt que sur l’action pure ?
F. K. — Je ressentais une légèreté inattendue. Une complicité aquatique évidente. Une curiosité de l’autre. Ca m’a fait exactement le même effet que de nager pour la première fois avec les requins. Dès que j’ai mis la tête sous l’eau pour les rencontrer, une chorégraphie s’est mise en place. Tout le monde est en mouvement dans un élément commun. Ici, nous étions deux animaux marins reliés par l’oxygène de l’écriture. Quand je recevais ses réponses au début, j’étais heureuse et curieuse de ce qu’il allait me raconter. Je suis allée plus loin que prévu puisqu’une amitié, impossible d’un point de vue journalistique, est née. Je suis aussi née dans la mer. Il est des connexions qui dépassent la raison. « Francine, pourquoi Recco ? Parce que la Mer. »

P. — Pourquoi Thommy Recco a-t-il accepté de répondre à vos questions ?
F. K. — La réponse n’a rien de romantique. Elle tient en trois lettres : EGO. Ensuite, il a rapidement compris qu’il pourrait mettre en place manipulation et séduction. Mais, hormis sa première femme, j’étais la seule à lui tenir tête. Je n’ai pas voulu de son argent, de ses cadeaux. Même si j’acceptais avec tendresse ses fleurs découpées dans les journaux et ses papillons morts ! Je lui ai montré que les femmes pouvaient aussi être des apnéistes qui passaient des nuits en mer, qui fléchaient leurs poissons à 25 mètres, qui parcouraient le monde avec un appareil photo et plongeaient avec des requins-tigres. Donc il n’allait pas m’impressionner.

P. — Comment cette enquête vous a-t-elle questionnée sur vous-même ?
F. K. — L’écriture du Squale m’a obligée à être spectatrice de ma propre morale et de la frontière ténue entre ce que l’on doit moralement penser et ce que l’on ressent vraiment à l’état brut. C’est effrayant. J’ai ressenti un besoin de choix. J’ai monté une pyramide. En haut, la mer. En bas, les crimes. Face au meurtrier, je ressens de la colère, de l’incompréhension, une énergie noire. Le séducteur, lui, me fait rire parce qu’il tente de séduire comme dans les années 1950 et sans douter de rien. L’apnéiste hors normes et le nageur de combat me fascinent. Sa bienveillance paternelle constante m’interpelle. La créature marine sans limites me trouble. Pour moi, Thommy Recco, c’est d’abord la mer. Ses crimes ne m’appartiennent pas. J’ai vécu une apnée à nulle autre pareille. L’inconnu. La pression qui comprime et que l’on doit gérer avec calme. Sans jamais paniquer. Aller explorer un élément à la fois lumineux, sombre, froid. Être soumis constamment à la variation des reflets. Être parfois en état de grâce sous l’eau, dans un confort évident, puis le lendemain avoir le mal de mer. Plonger dans l’esprit d’un tueur, c’est être parfois obligé d’accepter sa main pour nager avec lui et ne pas sombrer dans des abîmes que l’on ne maîtrise pas. C’est savoir se raccrocher à sa lumière malgré ses ténèbres. C’était ma première expérience d’écriture. Je ne savais pas que ça pouvait ressembler à ça. Je l’ai compris quand mon éditrice, Ariane, m’a dit un jour : « Arrête de te cacher sans cesse derrière l’humour noir excessif. Mets-toi à poil, essaye de comprendre pourquoi tu veux tout tourner en dérision. Tu as peur de quoi ? » Je n’avais pas peur de Thommy mais de moi. L’écriture est un sous-marin qui se contrefout des issues de secours.