Littérature étrangère

Tommy Wieringa

Sainte Rita

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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Un roman noir, atmosphérique, une finesse psychologique, une plongée mémorielle, un fond politique, un ton mélancolique et désopilant ! Tommy Wieringa livre un roman contemporain, existentiel et universel avec une brochette de personnages en perdition dans un monde qui leur échappe. Drôlement grave !

À Fagnes-Sainte-Marie, dans le Nord des Pays-Bas, à la frontière avec l'Allemagne, le temps semble arrêté. Paul Kruzen, quinquagénaire endurci, vit avec son père dans la ferme familiale. Sa mère est partie avec un aviateur soviétique quand il avait 8 ans. Il vend du matériel militaire, va au bordel du coin. Son seul copain, Hedwiges, vivote dans l'épicerie locale. Tommy Wieringa décrit un monde de solitaires, de taiseux, de marginaux. Le changement les bouscule. Des immigrés chinois, bulgares, roumains... remplacent peu à peu les locaux. Paul est tiraillé entre ces deux mondes. Spectateur mélancolique, désabusé, il est englué dans ces terres, dans son enfance. Il est à un point de bascule. Il est incapable d'aimer. Son père est sur la fin de sa vie. Son meilleur ami va mal finir. Quelle solution lui reste-t-il ? La tension augmente sous une apparence de banalité et de quotidienneté. Dans ce microcosme en perdition, Paul peut-il s'en sortir ?

 

PAGE — Pourquoi avez-vous placé votre roman sous le haut patronage de sainte Rita, patronne des cas désespérés ? 
Tommy Wieringa — Je ne savais pas qu’elle existait. Je l’ai rencontrée par hasard. Sainte Rita est apparue d’elle-même à la moitié de l’écriture du roman. Je l’ai trouvée parfaitement adaptée aux personnages. C’était trop beau pour être vrai ! Paul Krüzen, le héros improbable du roman, est né dans une région catholique où la vierge Marie a un rôle très important. Il va recevoir de son meilleur ami Hedwiges un cadeau : une médaille de sainte Rita, la patronne des causes perdues. Sainte Rita est connue aux Pays-Bas. J’ai dîné avec le roi et la reine. La reine Maxima a dit qu’elle était la sainte de la famille quand je leur ai offert le roman.

P. — Fagnes-Saint-Marie apparaît comme un archétype à taille humaine des problématiques politiques et sociales actuelles. Est-ce un lieu réel ou imaginé ?
T. W. — Nous sommes à Marienween (traduction de Fagnes-Saint-Marie en néerlandais). Un toponyme qui signifie la tourbe de Marie. C’est un lieu inventé qui ressemble beaucoup à l’endroit où je suis né : Geesteren. Tout au nord dans la campagne, à la périphérie de tout. J’ai fait des recherches pour voir si les souvenirs que j’avais de cette région, des gens, des paysages étaient justes. Les habitants se sentent oubliés, abandonnés. Ils voient les migrants arriver alors que tous les services publics disparaissent. Le libéralisme économique n’est pas bon pour les campagnes et les périphéries. Le contact est plutôt difficile. Ils ne savent pas vivre ensemble. C’est plus une inadéquation sociale, même s’il peut y avoir quelques traits de racisme. Mais il y a quand même des moments de douceur entre eux. C’est facile, de notre point de vue de gens de gauche dressés au cosmopolitisme, de les rejeter. Mais on se doit de comprendre leur situation. Quand le seul bar du village est désormais tenu par des Chinois, ils ressentent à la fois comme un honneur et une menace de le fréquenter.

P. — Qui est Paul, votre héros ?
T. W. — J’ai commencé à écrire avec le souvenir de mon père qui m’a élevé tout seul après le départ de ma mère. Il n’avait pas l’esprit pratique. En cuisine, il a appris cinq recettes basiques à base de pommes de terre ! Quand j’ai grandi, je m’en suis rappelé avec émotion. J’ai utilisé ma propre mémoire, mes propres souvenirs pour écrire les années vécues par Paul et Aloïs dans cette ferme qui est comme hantée. J’ai imaginé ce qui se serait passé si j’étais resté au lieu de partir. Paul est un solitaire. Il n’arrive pas à se sociabiliser. Il est dans une solitude innée, naturelle. Il est émotionnellement inapte à aimer. Il a, par contre, un lien émotionnel avec Rita, une prostituée. Et c’est réciproque. Quand il rencontre Ineke, une amie d’enfance qui est demandeuse, il vit un vrai moment d’intimité. Mais il n’arrive pas à le supporter. C’est un animal blessé. Paul est comme une bouilloire sur le feu, prêt à exploser. L’ingrédient principal est la paranoïa. Quand son meilleur ami Hedwiges meurt, il va se comporter de façon très courageuse même s’il est en train de sombrer. Tout est vrai. Tout ce qu’il croit est vrai. Il est en boucle sur lui-même et sur sa paranoïa. J’ai voulu enquêter sur un problème existentiel, sur les êtres humains. Je voulais aussi savoir ce que Paul était capable de faire dans sa situation. Quand j’écris, je suis plus intrigué par les questions que par les réponses. Je cherche les problèmes que rencontrent mes personnages et comment ils peuvent les gérer. En même temps, Paul est très drôle et a beaucoup d’ironie. Il rit de lui-même. Il n’a pas d’illusions sur lui. Il est drôle, beau et dramatique ! J’ai essayé d’être honnête et ouvert. Cela laisse de la place à mes personnages pour naviguer et prendre leurs propres décisions. Je parle d’eux en tant qu’individus mais c’est bizarre parce que je les ai inventés ! Je leur laisse de la place pour choisir mais à la fin ils doivent faire ce que je leur dis de faire !

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