Littérature française

Christian Astolfi

De notre monde emporté

illustration

Chronique de Emmanuelle George

Librairie Gwalarn (Lannion)

Dans ce quatrième roman, Christian Astolfi compose la chronique d'une vie, celle d'un ouvrier des chantiers navals de La Seyne-sur-Mer qui suit l'évolution politique et sociale de la France du début des années 1970 à la fin des années 1980. Une subtile exploration des désirs, des peines et des rêves.

Vous êtes lauréat du prix du livre France Bleu/Page des libraires 2022. Dans quel état d'esprit êtes-vous ? 

Christian Astolfi - Un peu comme Narval, le héros de mon livre, assistant enfant, sur les épaules de son père, au lancement d’un navire. Enthousiaste. Ce prix est porté par une grande partie de la profession des libraires, à laquelle, nous auteurs, nous devons tant. Que les libraires Page aient sélectionné mon texte, et que le jury en ait fait son lauréat, me ravit.

 

Qu'est-ce qui a motivé, nourri l'écriture et la construction de ce roman ?

C. A. - J’avais déjà dans un premier roman, Les Tambours de pierre, il y a quinze ans, abordé quelques motifs qui traversent De notre monde emporté. Je sentais que j’y reviendrais tôt ou tard. Il y avait une incomplétude. Je voulais écrire quelque chose de plus ample, ancré sur le réel, incarné à hauteur d’hommes. Alors, la fin des Chantiers navals à La Seyne-sur-Mer, avec son cortège de luttes, de douleurs, de désillusions, mais aussi de joies, d’exaltations, était le lieu et le contexte propices.

 

Qui est Narval ? Pourquoi ce choix narratif ?

C. A. - Narval est fils d’ouvrier, lui-même ouvrier des Chantiers. Il est dans une reproduction sociale assumée. Son père a fait toute sa carrière aux Chantiers et au début des années 1970, il s’apprête à faire de même. Il croit dur comme fer à la noblesse de cet héritage. Chaque fois qu’il passe la porte légendaire des Chantiers, il sait qu’il accomplit un acte fondamental de reconnaissance vis-à-vis de ceux qui l’ont précédé. Narval incarne à la fois l’histoire de la fermeture des Chantiers, le retrait et le questionnement par rapport à ce monde emporté et la figure de l’enracinement.

 

Ses collègues ouvriers (compagnons de lutte, d'infortune et amis) sont très bien incarnés. Qui sont-ils ? 

C. A. - Il y a Cochise, Mangefer, Barbe et Filoche. Avec Narval, ils forment un quintette de camarades. Sont-ils amis ? Peut-être. Mais ils sont avant tout camarades. Ils partagent la même communauté de vie à bord des bateaux en construction. Celle où l’entraide, le goût du travail bien fait, la solidarité et tout un tas de modes de reconnaissance, de rites qu’eux seuls connaissent, sont le ciment de leur relation.

 

Des femmes aussi sont à l'honneur. Elles accompagnent ou prennent le large mais demeurent essentielles ? 

C. A. - Les femmes dans le roman sont souvent à l’origine des questionnements. Louise, Mona, ou encore Jeanne ont toutes fait un pas de côté. Elles regardent ce monde d’hommes, ces gueules si solides en apparence, avec tendresse. Mais elles sont aussi, du moins pour Louise et Mona, sans concessions. Louise, par exemple, va pousser Narval dans ses retranchements. J’ai voulu des femmes capables d’avenir, incarnant une liberté que les hommes n’assument pas.

 

Dans la deuxième partie du roman, c’est l’amiante, le scandale (« la faute inexcusable ») que vous pointez du doigt. Pourquoi ?

C. A. - L’amiante est un personnage à part entière. Un personnage diabolique qui avance masqué. Elle est le révélateur de toute une époque industrielle. Minéral miraculeux et très peu onéreux. Elle est aussi ce poison qui va tuer des dizaines de milliers de gens et se trouver ainsi au centre d’un scandale qui, pour toutes les victimes, n’a jamais été soldé. Pour des raisons de rentabilité, on l’a laissée tuer en toute impunité. Quand elle arrive dans les corps de Narval et de ses camarades, bien après la fermeture des Chantiers, elle le fait presque innocemment. Mais eux vont vite comprendre qu’ils sont les dindons d’une farce macabre. Paradoxalement, en même temps qu’elle les détruit, elle va les rapprocher de nouveau – camarades. Réactiver la lutte.

 

Des références à des œuvres musicales, cinématographiques, littéraires donnent ici du relief à des années de labeur, d'espoirs déçus, de souffrance. Comme autant d'occasions de respirer, rire, aimer, rêver, résister ?

C. A. - Elles sont pour moi des éléments signifiants de la narration. Par exemple, au soir du 10 mai 1981, quand Louise écrit sur les murs de sa chambre les paroles de Regarde, la chanson hommage de Barbara, il n’y a pas besoin de décrire l’état émotionnel dans lequel elle se trouve. En la fredonnant, Louise emporte tout sur son passage et Narval avec elle.

 

À propos du livre
Une chronique sociale et politique âpre et sensible de la fin des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer. Un hommage au travail des ouvriers. À des vies sacrifiées pour la productivité, saccagées par l'amiante. Un roman écrit à hauteur d'homme, aux chapitres incisifs, éloquents, comme autant de photos prises sur le vif. Un texte tantôt mélancolique, tantôt plein d'espoir, toujours rempli d'humanité. Savoureux mélange de colère, de fraternité, de lyrisme et de sobriété. Un roman tendre, nostalgique, combatif, engagé. Un grand coup de cœur pour un grand écrivain et une nouvelle maison d'édition déterminée à bousculer nos cœurs et nos cerveaux pour leur faire entendre, écouter le bruit du monde.

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