Littérature française

Serge Joncour

Nature humaine

illustration

Chronique de Jean-François Delapré

Librairie Saint-Christophe (Lesneven)

Comment écrire, à partir de ses souvenirs d’enfance, sur un monde qui se transforme, se tord, se ment°? En explorant les bouleversements qui ont secoué la France des années 1970 aux années 2000 et mis à mal les liens tissés entre la nature et l’homme. C'est tout le travail de Serge Joncour dans ce roman de tempête.

Votre roman met en scène un jeune homme, Alexandre, qui vient de reprendre la ferme de ses parents. Une ferme isolée dans une vallée du Sud-Ouest. C'est cette « Nature humaine » qui est le moteur du récit, c'est un thème qui vous est cher ?

Serge Joncour - Ce rapport entre la nature et l’homme, c’est celui d’un agriculteur qui connaît très bien cet endroit. On le suit des années 1970 à 2000 et cette nature, c’est son environnement. Il en connaît tout, le nom des arbres aussi bien que des herbes qui constituent les prairies. Et il tient à y rester alors que ses sœurs et les autres sont attirés par la ville. Ils rompent le pacte et divorcent de cette nature en devenant citadins. Cela me parle, ma famille est d’un milieu rural et je suis la plupart du temps en ville : cette fracture traverse le romancier que je suis.

 

Le roman commence en 1976, l'année de la sécheresse record. Se poursuit en 1981, l'arrivée de Mitterrand au pouvoir, puis 1986, Tchernobyl, 1989, la chute du Mur de Berlin, pour finir en 1999, avec la grande tempête de fin d'année et l'arrivée de l'an 2000, le fameux bug ! On se doute que ses dates ne sont pas choisies au hasard !

S. J. - J’ai toujours été fasciné par ces événements majeurs, comme par exemple les canicules où une sorte d’unanimisme se dégage : tout le monde est dans la même sensation. Aussi, j’ai voulu organiser le livre autour de ces moments. Le roman commence avec la sécheresse de 1976 parce qu’il m’en reste des souvenirs en tant que gamin, de cette campagne où on paniquait de ne plus trouver à boire aux bêtes. Dans le même temps, le voisin de ma grand-mère refusait qu’on pose les poteaux du téléphone sur son chemin trop sec. En fait, c’était un précurseur : dans ces années-là, refuser le téléphone, c’était refuser le mouvement du monde. Cela voulait dire beaucoup plus que de simplement voir pousser des poteaux au bout de son pré.

 

Une femme tient un grand rôle dans le livre, Constanze, une Allemande de l'Est dont Alexandre va tomber follement amoureux. Que pouvez-vous nous dévoiler d'elle ?

S. J. - Constanze, c’est cette jeune femme qu’Alexandre va rencontrer au début des années 1980. Elle vient d'Allemagne de l’Est, est étudiante à Toulouse. Son père travaille à l'Aérospatiale, ce pôle mondial de l'aviation. Elle est une amie de sa sœur et, à travers elle, il va découvrir une étrangère, une fille fascinée par l'idée d’aller voir le monde car son père voyage sans cesse. C’est un tout autre univers que le sien qui se limite à la soixantaine d’hectares de sa ferme. Donc, à partir de là, aller à Toulouse, c’est aller vers un autre monde. Avec Constanze, il y a aussi les activistes qui luttaient contre la centrale de Golfech, mouvement antinucléaire. Cela me permet d’emmener le lecteur vers les questionnements de l’époque, avec cet an 2000 en perspective.

 

En vous lisant, pendant le confinement, je me disais que ce roman nous racontait le bouleversement d'un monde, celui du paysan qui devient un exploitant agricole, de femmes qui quittent la terre pour la ville. Pourquoi avoir opposé ces deux mondes, vous, le provincial devenu parisien ?

S. J. - Alexandre, bien que vivant dans une ferme reculée avec ses parents et ses grands-parents, se fait rattraper par ce mouvement du monde : il n'y peut rien. Ils vont devoir s’adapter, faire venir des vaches d’ailleurs pour les engraisser, les mettre en quarantaine pour protéger le troupeau car, comme dit le père, « les animaux, c’est comme les hommes, ce n’est pas fait pour voyager ! ». Il y a ce projet d’autoroute et cela ne se fait pas du jour au lendemain. J'ai en tête cette vallée du Tréboulou que je connais depuis toujours, l’endroit le plus calme du monde, sans maison ni chemin. Eh bien, c'est un tout autre monde depuis qu'y passe l'A20 ! Ce n’est plus le même monde, à un point inimaginable. Aussi, rapprocher des personnages qui, à priori, n’ont pas grand-chose à voir, c’est le bonheur du romancier : Constanze fait des études, va aller vivre en Inde, alors qu’Alexandre ne bougera pas de sa terre. Alors, comment une histoire peut se construire, durer, se renouveler, se régénérer et finir par exister ?

 

À la lisière du Lot et de la Corrèze, Alexandre reprend la ferme de ses parents, vers la fin des années 1970. Alors que ses sœurs partent pour la ville découvrir un autre monde, lui s’enferme dans ses hectares de pâturages. C’est par Constanze qu’il commencera à comprendre les fractures de ce XXe siècle qui se fissure de partout. Dans ce roman magistral qui traverse un quart de siècle, Serge Joncour nous entraîne dans le tourbillon d’une société qui perd la tête, s’entêtant dans une productivité toujours plus folle. Mais Constanze veille de loin et n’oublie pas Alexandre. C’est cette histoire d’un homme qui hésite entre deux chemins, mais dont la nature, dans sa folie, lui fera deviner le seul et véritable.

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