Littérature étrangère

David Grossman

Une femme fuyant l’annonce

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Chronique de Jean-François Delapré

Librairie Saint-Christophe (Lesneven)

Ils sont trois. Deux hommes, Ilan et Avram, une femme, Ora. D’un simple trio amoureux né en pleine guerre des Six jours, David Grossman raconte le quotidien de trente ans d’Israël, sans jamais mentir, avec cette force inouïe de l’homme qui a perdu un de ses fils alors qu’il écrivait le roman. C’est d’une brutalité incroyable et c’est magnifique. Un témoignage bouleversant sur la connerie de la guerre, de toutes les guerres et surtout de celle qui couve là-bas…

Est-ce l’histoire d’une femme qui aime deux hommes ou celle de deux hommes qui aiment la même femme ? Quand ils sont dans le même hôpital, durant la guerre des Six Jours, Ilan, Avram et Ora ne sont que ces soldats meurtris qui cherchent à échapper à la guerre. D’Ilan et Ora naîtra Adam, car il était si simple d’aimer Ilan. D’Avram et Ora naîtra Ofer, car c’est bien Avram qu’a toujours aimé Ora. Et c’est cette vie qu’Ora nous fait partager, nous donne à lire dans son petit carnet bleu foncé, quand elle décide d’entraîner Avram sur les chemins d’Israël. Ofer vient de terminer ses trois ans de service militaire, mais il accepte de partir pour une dernière mission dans les territoires occupés. Ora, persuadée que son fils va mourir, va être celle qui « fuit l’annonce », ne sera pas chez elle quand un militaire viendra lui annoncer la mort de son fils. Et c’est ainsi qu’elle entraîne le père d’Ofer dans cette randonnée qu’elle comptait faire avec son fils. 


David Grossman est plus qu’un écrivain, il est cet historien d’un pays qui le contraint au premier chef. Au fil des chapitres, il nous donne à lire tout ce qui fait que parfois rien n’existe, rien n’est vivant. C’est de ces trente ans de quotidien, de cette amitié qui va et s’en va, de ces deux enfants d’un amour dispersé qu’Ora va nous parler. Il n’y a pas que marcher, il y a aussi les mots qu’elle a oubliés pendant si longtemps avec Avram. Il leur faut rebattre les cartes qui les entraînent sur les chemins d’Eilat ou de Nebi Yusha. Ora sera parole pour Ilan et pour Avram. Elle va rouvrir la malle aux cicatrices, celle qui a enfoui leur jeunesse dans un hôpital, celle qui a fait qu’ils ont pris chacun des chemins de traverse hérissés de non-dits, de tortures, de corps aimés et battus, de vies arrachées au néant et de pardons jamais reconnus. Avram apprend toutes ces années passées sans son fils. Sur les chemins caillouteux, il écoute Ora, il parle peu, il grommelle, il tente de se souvenir de tout ce qui a fait leur trio inséparable et devine que c’est par lui et à cause de sa captivité dans les geôles égyptiennes, que les fils se sont brisés. Tout au long de leur périple, tant de noms de soldats morts pour Israël, tant de raisons de croire qu’Ofer ne reviendra pas, qu’il ne saura jamais qui était vraiment son père. Israël est une mosaïque aux mille couleurs, aux mille parfums, aux mille fêlures, aux mille désespoirs… et c’est dans cette impossibilité d’agréger toutes ces facettes que Grossman pousse le trait de ses personnages. Ils sont tout et partie de ce gigantesque capharnaüm sanglant. Pourquoi ici ? Comment demain continuer à exister là où chaque jour conduit à la mort et au sang versé par des innocents ? « Mets deux bouts de papier dans un chapeau, avec nos noms Ilan et Avram… » C’était un jeu au bout duquel ira Ora dans ce roman déchirant, traversé par des fulgurances épiques, écrit par un génie de la narration. 


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