Littérature française

Pierre Raufast

La Variante chilienne

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Chronique de Jean-François Delapré

Librairie Saint-Christophe (Lesneven)

Lire La Variante chilienne, c’est s’exposer à une expérience étonnante, celle d’un livre qui va vous en raconter plein d’autres, traverser des vies, mélanger des cailloux, fumer la pipe, boire quelques grands crus. Bref, c’est un livre pour les curieux de littérature, qui aiment être surpris et transportés.

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Quand Pascal et Margaux partent pour la vallée de Chantebrie, ils n’imaginent pas toutes les histoires qui s’y racontent. Près de leur gîte vit Florin, un homme étrange, qui ne parle pas pour ne rien dire, qui boit quand il a quelque chose à dire et qui range des cailloux dans des bocaux afin de se souvenir de tout ce qu’il va raconter à ses nouveaux voisins. Véritable millefeuilles d’histoires, La Variante chilienne est de ces livres qui vous emmènent dans des contrées inconnues, qui vous font oublier vos certitudes, vous font rire et pleurer dans le même chapitre, vous expliquent pourquoi José Luis Borges n’a jamais eu le prix Nobel de littérature – une histoire de rhum vénézuélien envoûtant. Entrer dans l’univers de Pierre Raufast, c’est prendre l’ascenseur pour un monde d’histoires, de truculences, d’amours contrariés, de village noyé, de piscine enterrée. C’est aussi faire le pari que, tout au bout, la seule histoire qui vaille est celle de la vie !

 

Page — Déjà l’an dernier, je voulais vous entendre nous parler de ce formidable premier roman qu’était La Fractale des raviolis (Folio), mais je m’en console d’autant plus que votre deuxième roman, La Variante chilienne, est encore plus étonnant que le premier. Alors dites-moi qui est ce fabuleux raconteur d’histoires qui se cache derrière un ingénieur de l’École des Mines de Nancy ?
Pierre Raufast — N’opposons surtout pas les sciences et la littérature ! Ces deux univers, remplis d’objets extraordinaires, sont propices à féconder l’imagination de l’homme. La créativité est une composante fondamentale de tous les arts, mathématique, informatique ou littérature. Je suis un ingénieur qui aime écrire.

P. — Dans ce deuxième roman, c’est un peu comme une expérience de physique-chimie. Il y a trois composantes. Un récepteur, Pascal, un détonateur, Margaux, et enfin Florin, le catalyseur. Qui sont ces trois personnages ?
P. R. — Margaux est une adolescente de 17 ans, qui vient de passer son bac et a un vrai problème en ce début d’été. Il y a Pascal, son professeur qui l’emmène dans une maison de campagne pour l’aider. Et il y a Florin, un gars un peu bizarre, mystérieux.

P. — Florin a une particularité. Suite à un accident, il a perdu la capacité des émotions et celle de la mémoire récente. Pour se souvenir d’un événement marquant, il choisit un caillou qu’il va caresser de ses doigts. Ainsi, à chaque fois qu’il reprendra ce caillou entre ses doigts, il se souviendra. En fait, c’est son disque dur, sa mémoire disposée dans trente-neuf bocaux, comme autant d’années ?
P. R. — Je me suis renseigné sur les mécanismes de la mémoire : les souvenirs sont une chose extraordinaire ! Ils se basent sur les émotions. En général, on se souvient de quelque chose parce qu’on a été ému. On a ressenti de la joie, de la peine, de la peur, et c’est pour cela que cet instant se grave dans notre mémoire. Aussi, une personne qui ne ressent plus d’émotions est incapable de se souvenir. En ramassant un caillou et en le touchant, Florin va créer une association toucher-mémoire qui compense l’association émotion-mémoire. Cette astuce lui permet d’ancrer à nouveaux ses souvenirs. D’un point de vue strictement scientifique, je ne sais pas si c’est crédible. Mais si cette histoire n’est pas vraie, elle aurait mérité de l’être ! Florin constitue sa mémoire externe grâce à ces milliers de cailloux entassés dans des bocaux. Ainsi, il se rappelle les femmes qu’il a aimées, les vins homériques qu’il a bus et les soirées passées entre amis.

P. — C’est ainsi que Florin nous raconte sa vie, en piochant des cailloux, et c’est ainsi que va naître La Variante chilienne. Ces histoires qui s’enchaînent m’ont fait penser à une phrase de Gabriel García Márquez : « Au fur et à mesure que j’écrivais, je m’apercevais que la réalité immédiate n’avait rien à voir avec celle que je me rappelais, et j’en étais si abasourdi que j’en vins à me demander si la vie elle-même n’était pas aussi une invention de la mémoire ? »
P. R. — C’est juste. J’aurais très bien pu mettre cette citation en exergue du livre. Comparé à La Fractale des raviolis, on retrouve ce même goût des petites histoires qui s’enchaînent. Mais la structure narrative n’est pas du tout la même. Dans La Fractale des raviolis, il n’y avait pas de personnage central. Il s’agissait de poupées russes qui s’enchâssaient les unes dans les autres. Pour La Variante chilienne, j’ai construit une vraie épine dorsale avec trois personnages qui interagissent et vivent ensemble une aventure. Sur cette arête de poisson centrale, je plante des petites histoires qui enrichissent leurs récits.

P. — Quand on est lecteur, on a le droit de tout imaginer… J’ai le sentiment que vous rendez un vibrant hommage à la littérature. Votre partie de cartes évoque Pagnol, l’histoire avec José Luis Borges est un condensé de littérature sud-américaine, l’épisode des fossoyeurs, c’est du Céline…
P. R. — Pascal est un professeur de littérature. Pour lui, tout est lié à la littérature : c’est son obsession. Il n’est pas marié et ne vit que pour les livres. Il passe son temps à trouver des analogies entre ce qu’il vit et ce qu’il a lu. Il réagit comme un joueur d’échecs qui mémorise toutes les parties jouées afin de ne pas être pris au dépourvu. Alors oui, considérons que c’est un hommage indirect à la littérature. Et si je peux ajouter des clins d’œil aux livres que j’ai aimés, pourquoi pas ! Notamment cette histoire sur Borges qui me tenait à cœur.

P. — À chaque histoire, j’allais vérifier si, derrière tout ça, il y avait un fond de vérité. Et j’avais beau chercher dans l’univers du Net, je ne trouvais rien. En fait, vous inventez tout ! À tel point que vous avez écrit un article Wikipédia pour donner les règles du jeu de votre fameux jeu de cartes… Et que s’est-il passé ?
P. R. — Ce roman est un mélange de choses réelles et de faits inventés. Pour l’article sur la « Capatéros », j’ai été censuré pour « vandalisme sournois » ; c’est le terme officiel ! C’était un article bidon mais très bien documenté, avec plein de références scientifiques, des liens vers des articles en allemand ou même en Yucatecan. J’ai presque été content d’être censuré : d’abord, je trouve la formule de « vandalisme sournois » excellente, et puis, j’aurais été déçu pour la crédibilité de Wikipedia si cet article était passé… Que les lecteurs assidus se rassurent : ils pourront retrouver les règles du jeu sur mon blog !

Sélection prix du Style 2015 et Fête du livre du Var 2015

 

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