Littérature étrangère

Jón Kalman Stefánsson

Ton absence n'est que ténèbres

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Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

Islandais de haut vol, redoutable conteur virtuose, Jon Kalman Stefansson, nous tient de nouveau à sa merci. En poète-philosophe inventif, il tisse les douleurs et les joies des vies insulaires, le passé et le présent de sa terre boréale et volcanique, entre nuit et lumière. Splendide !

Jon Kalman Stefansson a le pouvoir de nous emporter au cœur des univers et des existences qu’il crée sous nos yeux. Ton Absence n’est que ténèbres s’inscrit dans une puissante lignée de huit romans, toujours traduits par Éric Boury, dont Entre ciel et terre et Asta laissent une empreinte particulière. Sur une île au bord du monde, plongée dans le noir et la glace la moitié de l’année, la conscience aiguë d’être posé sur une frontière entre visible et invisible, entre les vivants et les morts, impacte inéluctablement les destinées. « Le destin, nous le façonnons en vivant. Il est le tissu des dieux. Ou la flèche aveugle du hasard. » C’est un énigmatique pasteur-chauffeur de bus qui, en faisant des crêpes vêtu d’un short hawaïen, induit une longue pérégrination dans le passé des sauvages fjords de l’Ouest. Démiurge, diable ou passeur d’âmes, il accompagne un narrateur amnésique dans les anneaux et les spirales du temps. Car la lutte est âpre contre « l’éternel oubli toujours affamé », épitaphe gravée sur la tombe de Palli, grand lecteur de Kierkegaard. Et les trajectoires se télescopent depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Le temps, à coup sûr le personnage fétiche de Stefansson, se désarticule et livre dans ses replis cachés des événements inattendus. Ainsi apparaissent Gudridur et sa descendance, une fermière anonyme et érudite dont le sourire fera basculer Petur qui, lui, entretient une correspondance avec Hölderlin, poète mort depuis longtemps, mais quelle importance ? Surgissant du canevas des décennies, se déploie toute l’histoire de la ferme d’Oddi, celle d’Hafrun et Skuli, de leurs enfants et de leur petit-fils Eirikur, musicien sensible hanté par le départ de sa mère et qui finira seul avec sa guitare et sa carabine « pour tirer sur les camions et peut-être sur le destin ». Dans le puzzle des générations, beaucoup d’autres vies ordinaires se révéleront, petites à l’aune des paysages démesurés mais toujours marquées par le profond sentiment de la fin des choses : « La mission principale du temps est-elle d’assassiner les gens ? ». Habité par l’écho des sagas islandaises du XIIIe siècle, Stefansson creuse la question de ce qui nous habite au plus profond : « Nous portons perpétuellement en nous notre passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois ». Si la littérature a pour mission consolatrice de pallier le manque, ce qui n’est plus, la douleur de l’absence, celle de Stefansson prend soin des histoires du monde.

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