Littérature française
Jacqueline Harpman
Moi qui n'ai pas connu les hommes

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Jacqueline Harpman
Moi qui n'ai pas connu les hommes
Stock
30/04/2025
266 pages, 19,90 €
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Chronique de
Michel Edo
Librairie Lucioles (Vienne) - ❤ Lu et conseillé par 20 libraire(s)
✒ Michel Edo
(Librairie Lucioles, Vienne)
Réédition trente ans après sa première publication d'un étrange roman de Jacqueline Harpman, romancière et psychanalyste belge, auteure d'une œuvre conséquente. Que ce soit pour l'ambiance ou le contexte, ce livre est à rapprocher du Mur invisible de Marlen Haushofer ou de La Servante écarlate.
La narratrice de ce roman est à part. De son enfance, elle n'a aucun autre souvenir que les quatre murs de la prison où elle était enfermée en compagnie de trente-neuf autres femmes. Leurs geôliers ne leur parlent pas, font jouer du fouet pour leur rappeler que tout leur est interdit : se toucher, courir, crier, attenter à leur vie. Les autres ont connu le monde d'avant, la liberté, le confort de la société moderne, l'amour des hommes. La Petite, non. Elle grandit dans le seul entourage de femmes qui ne peuvent pas même lui donner un peu d'amour. Libre finalement de tout carcan mental, pauvre de toutes les émotions aussi, elle s'arme par sa seule observation du monde qui l'entoure, son seul imaginaire en somme. Cette vie fade s'interrompt le jour où retentit l'alarme : les gardiens disparaissent, la clé reste sur la porte de leur prison. Commence pour la Petite un voyage initiatique qui se terminera des dizaines d'années plus tard. Elle erre en compagnie des autres détenues. Elles cherchent d'autres survivantes. Elles vont tenter de mener une vie de communauté mais une sorte de langueur les empêchent de simplement jouir du moment présent. Son empathie et son absence de nostalgie d'un monde qui n'est plus fait de la Petite une meneuse. Un homme aurait imposé la soumission, exacerbé la concurrence ; elle, ne requiert que les bonnes volontés. Ses voyages l'amènent à découvrir un monde uniformément morne et sans vie. Tout lui laisse penser que prisonniers et gardiens ont été les jouets soumis d'un système supérieur qui a tout abandonné d'un coup. Mais loin de chercher à comprendre ce qui a motivé tout cela, elle use de son temps et de la solitude absolue qui est la sienne à enrichir ses connaissances et à interroger sa place dans le monde qui est. Aussi dur le propos soit-il, c'est un roman sans violence, humaniste même, qui traite avec beaucoup de finesse du manque créé par l'absence de diversité, de contact. N'ayant pas connu les hommes, la Petite ne se sent pas privée du manque affectif. Ce vide devient en quelque sorte un espace de liberté qui lui permet de questionner le monde et le savoir qu'elle recueille au fil de ses lectures. Moi qui n'ai pas connu les hommes est un roman intrigant qui possède de multiples clés de lecture. Aucune donnée par son autrice qui n'a jamais, ni à son éditrice ni à qui que ce soit d'autre, expliqué ce qui avait motivé l'écriture de ce fabuleux livre.