Littérature étrangère

Olga Tokarczuk

E.E.

✒ Michel Edo

(Librairie Lucioles, Vienne)

Deuxième roman d’Olga Tokarczuk, inédit jusqu’alors en France, E.E. contient en germe les thèmes récurrents de l’œuvre du prix Nobel 2018 : les marottes bourgeoises, l’existence supposée du surnaturel, la violence sociale envers les femmes.

Publié en Pologne en 1994, alors que l’autrice était encore psychothérapeute, E.E. se situe dans le contexte de la Pologne urbaine et bourgeoise du début du XXe siècle. Elle y décrit un petit monde de savants, d’intellectuels, d’arrivistes et de charlatans que Molière aurait adoré croquer dans ses pièces les plus féroces. La jeune Erna Elzner est une jeune fille pas encore sortie de l’enfance. Ni une jeune fille à marier, ni un poupon à cajoler. Et du reste parfaitement invisible au milieu de sa fratrie. Sa mère est une indolente qui s’est rêvée actrice et le père, un industriel absent. L’argent ne fait pas défaut. L’ennui non plus. Manque seulement ce petit vernis qui fait la vanité des classes aisées : la reconnaissance intellectuelle et artistique, avec un salon où l’on se presse. Le jour où la petite Erna fait un malaise et croit voir un spectre, se dépêchent à son chevet deux hommes, Walter Frommer et Artur Schatzmann, adeptes du spiritisme et de la psychanalyse balbutiante, qui vont faire de la jeune fille l’objet de leurs études tandis que sa mère, profitant de l’intérêt pour les phénomènes paranormaux, y voit plutôt le moyen d’attirer l’attention sur sa maisonnée et de combler sa frustration. Hystérique ou medium, peu importe, elle va faire de sa fille un phénomène de foire pour sa propre gloriole. Quoi de surprenant dans un monde où les filles sont réifiées et n’ont d’intérêt que pour leur force de travail ou leur capacité à être mariées ? En prenant un personnage proche d’un des sujets d’étude de Jung, Olga Tokarczuk rend un discret hommage aux défricheurs de l’inconscient humain et n’élude pas leurs errances. Elle met en relief le poids du patriarcat et l’absence totale de liberté accordée aux femmes. À l’exception peut-être des deux petits démons que sont les sœurs jumelles d’Erna, sorcières en devenir, indépendantes et peu soucieuses des convenances, qui annoncent sans doute d’autres bouleversements sociaux à venir.

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