Littérature étrangère

Eiríkur Örn Norddahl

Illska

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photo libraire

Chronique de Michel Edo

Librairie Lucioles (Vienne)

Qu’on ne s’y trompe pas, Illska « (le mal » en islandais) sera un des événements de la rentrée littéraire. C’est un livre extrêmement ambitieux, qui se donne les moyens de son ambition. Le roman secoue allègrement les codes traditionnels de la narration, quitte à remuer le lecteur.

Et pourtant le livre commence plutôt comme une comédie amoureuse classique. Ici ce n’est pas Jules et Jim, mais Omar et Arnor. À Reykjavik, à la sortie d’une boîte, dans la nuit glaciale, Agnès glisse ses mains frigorifiées sous le pull d’Omar, jeune grammairien surdiplômé au chômage. Ils finissent de se réchauffer sous la couette d’Agnès et se découvrent le lendemain beaux, spirituels et démocrates, au point de décider après quelques mois, qu’ils sont amoureux et pourraient tout aussi bien vivre ensemble. On les observe qui se découvrent mutuellement, filant le parfait amour. On sait pourtant presque depuis le début du livre qu’Omar a mis le feu à leur foyer et pris la fuite, abandonnant Agnès avec un bébé. Il faut dire qu’avec elle, c’est toute l’histoire d’Agnès qu’Omar accueille. Son histoire et ses obsessions. Agnès est originaire de Lituanie. Elle porte en elle la mémoire familiale des pogroms et de l’extermination des Juifs. Et cette histoire familiale d’une violence sans nom, qui la hante, prend une place considérable au sein de son existence. Le poids de la Shoah, les réminiscences du nazisme et les statistiques morbides qui les accompagnent interfèrent en permanence avec son quotidien. Omar, dans un premier temps, tout à son bonheur d’amoureux et de jeune père, s’accommode de cet envahissant héritage. Agnès écrit une thèse sur les mouvements d’extrême droite contemporains en Europe. Elle porte un regard lucide et engagé sur les liens entre le désarroi des peuples face un monde qu’ils ne comprennent plus et la montée des fascismes. Tant que ses travaux de recherche sur les mouvements d’extrême droite islandais l’amènent à côtoyer des nazillons alcooliques qui braillent des « Sieg heil ! » en exhibant des svatiskas tatouées, tout va bien. Elle sait où se situe la frontière entre le bien et le mal et de quel côté elle se trouve ; elle peut analyser le regain de popularité du parti grec néo-nazi Aube dorée et du Front national en France avec un détachement d’universitaire. Mais le jour où elle rencontre Arnor, intellectuel nationaliste et orateur au charisme fascinant, capable de retourner n’importe quelle idée pour la transformer en pierre supplémentaire de son édifice idéologique, Agnès vacille. Elle est séduite. Pas tant par les idées d’Arnor, que par leur force et leur logique. Elle le voit souvent. Leurs joutes verbales sont incessantes, de haute volée. Jusqu’au jour où Omar est foudroyé par une preuve flagrante de la duperie d’Agnès. Au point de ne plus savoir s’il est le père de son enfant. Sa réaction est aussi violente que le dégoût qu’il éprouve. Agnès ne sait plus qui elle aime, encore moins ce qu’elle est devenue. Le roman joue sur ce maelstrom de sentiments confus qui assaillent en permanence les personnages. Avec sa construction déroutante, il est porté par un rythme impitoyable. Il brasse des thèmes au sein desquels se télescopent la nature profonde des personnages, leur intimité et leurs zones d’ombre, ainsi que les questionnements politiques propres à ce début de XXIe siècle, ou la mémoire de l’Europe en guerre.

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