Littérature étrangère

Dan Chaon

Somnambule

  • Dan Chaon
    Traduit de l'anglais (États-Unis) par Hélène Fournier
    Albin Michel
    28/02/2024
    368 p., 23.90 €
  • Chronique de Michel Edo
    Librairie Lucioles (Vienne)
  • Lu & conseillé par
    10 libraire(s)
illustration
photo libraire

Chronique de Michel Edo

Librairie Lucioles (Vienne)

Dan Chaon mérite, et je ne suis pas le premier à le dire, une place de choix parmi les meilleurs écrivains américains. Son premier recueil, Parmi les disparus, avait révélé un digne héritier de Carver. Curieux de tous les genres, il navigue entre roman psychologique et roman noir avec un égal bonheur.

Somnambule, son dernier roman, n'échappe pas à son obsession pour la famille et la quête de ses origines. Le narrateur, Will Bear n'existe pas. Ou plutôt il possède un certain nombre d'identités qui lui servent de couverture et le rendent invisibles aux yeux de la loi. Il vit dans un camping-car de luxe et ne possède rien d'autre. Physiquement, il a tout du géant viking avec ses grandes tresses blondes. Il aime les jeux de société et s'imaginer des épitaphes amusantes, un rien macabre. Cet homme n'attend rien de la vie. En perpétuel mouvement, avec pour seul ami un pit bull inquiet et une très lointaine liaison, il erre tel un caboteur du crime. Il sillonne les routes aux ordres d'une organisation qui l'envoie partout où l'on a besoin de lui. Qu'il s'agisse de convoyer un nouveau-né drogué jusqu'aux yeux, d'assassiner quelqu'un ou de récupérer des documents, il s'acquitte de sa tâche avec flegme et professionnalisme. Ce qui n'empêche pas la compassion d'affleurer parfois, qu'il étouffe en fumant joint sur joint et en gobant des microdoses de LSD comme le dernier des yuppies. Will Bear n'a jamais eu d'espoir. Il pense de temps en temps à sa mère qu'il a tuée de ses mains et navigue à vue dans une Amérique qui a sombré dans le chaos, où un semblant d'organisation ne fait que souligner l'effondrement total du pays. Pollution à outrance, champs de maïs mutant à perte de vue, drones de surveillance et de maintien de l'ordre omniprésents : en tous lieux, misère, mensonge et paranoïa généralisée. Alors, lorsque les téléphones qui représentent ses dizaines d'hétéronymes se mettent à sonner en chœur, il sait qu'il est repéré. Lorsque la voix au bout du fil lui annonce qu'il a une fille, son monde patiemment élaboré bascule. Persuadé par ses employeurs de tuer les hackers qui ont retrouvé sa trace et le manipulent, il laisse pourtant germer l'idée que quelqu'un l'aime pour autre chose que pour ses compétences. Dans un pays où chacun possède sa propre vérité, où aucune information ne peut être vérifiée, il va se frayer un chemin et sortir du labyrinthe de mensonges et d'instabilité qu'est sa vie. Il devra se défaire de la camisole de paranoïa qu'a tissée sa mère autour de lui et tirer doucement de l'oubli les souvenirs de son enfance pour, peut-être, enfin comprendre quelle marionnette il a été jusque-là. Avec ce roman noir ravageur qui ne manque ni d'humour ni de poésie, Dan Chaon poursuit, dans un décor dantesque, sa réflexion sur les liens familiaux et les traumas de l'enfance.

Les autres chroniques du libraire