Polar

Ian Manook

Les temps sauvages

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photo libraire

Chronique de Coline Hugel

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« Yeruldelgger hésitait entre le rave fermenté en saumure et la queue de mouton en bouillon doré, gras et chaud à s’en brûler les lèvres. Les aigres boulettes de fromage séché, les crêpes au gras d’agneau ou le yaourt tiède. Ou encore la tête de chèvre bouillie. » Bienvenue en Mongolie !

Tout commence par un empilement de cadavres, un yack, un cheval et, au milieu, un homme. Étonnant. Et ça continue avec un gypaète surnommé Voltaire, qui dépiaute une pièce à conviction (comprendre par-là : un corps), un conservateur de musée paumé dans la Zone Strictement Protégée du massif de l’Otgontenger, adepte des philosophes des Lumières, un moine Shaolin reconverti en avocat pour l’occasion. Détonnant. Après nous avoir plongés dans les bas-fonds d’Oulan-Bator avec l’excellentissime Yeruldelgger, Ian Manook continue à maltraiter ce cher commissaire pour notre plus grand plaisir et nous parle de cette jeunesse mongole qui, ne trouvant plus sa place dans un pays difficile, ne rêve que d’une chose : partir ! Magouilles, ripoux en tous genres, cadavres tombant du ciel, militaires intrigants et toujours l’ombre menaçante du tout-puissant Erdenbat… Ian Manook mène son intrigue tambour battant, avec un humour féroce et une efficacité redoutable. Et nous, on en redemande !

 

Page — Cher Ian Manook, vous êtes pour nous un inconnu et en plus vous vous cachez derrière un pseudonyme. Je vous cite « En plus c’est un macaque, un ratagne, un rastaquouère pas franchement blond-bleu du collier. Du genre interlope polyglotte à pleurnicher qu’il est la tête de turc de l’histoire. Alors que pour son pseudo trompeur, il a simplement inversé son nom comme on retourne sa veste. » Pouvez-vous nous dire qui vous êtes ?
Ian Manook — Apparemment je suis le plus vieux des jeunes auteurs, puisque je publie mon premier roman policier à 63 ans. Je suis né en 1949, pile poil à l’heure pour devenir un parfait soixante-huitard à 20 ans. J’ai commencé par beaucoup voyager avant de créer deux boîtes : une de communication, et une d’édition de magazines pour la jeunesse. Goldorak, Ulysse 31, Tortue Ninja… désolé, mais c’était moi. J’ai bossé pendant trente ans en écrivant à côté une vingtaine de manuscrits, tous inachevés par manque de temps – et par paresse aussi, un peu ! À l’origine de Yeruldelgger, il y a le pari d’écrire et de terminer deux livres par an, dans un genre et sous un pseudo différent à chaque fois. Le policier était le quatrième sur la liste (après un essai, un roman jeunesse et un roman littéraire). Comme j’avais épuisé mes pseudos à la phonétique brésilienne (Paul Eyghar pour « polegar », Jacques Haret pour « jacarè ») j’ai repris le surnom de mon père, qui est aussi le mien depuis toujours, et qui est encore le nom de ma société, Manook, diminutif de mon vrai nom, Patrick Manoukian. Il m’a suffi ensuite de prendre la dernière syllabe de mon patronyme pour en faire un prénom, et Ian Manook était né.

Page — Vous avez fait une entrée remarquée et remarquable dans le monde du polar avec l’excellent Yeruldelgger (prix Elle des lectrices polar, prix SNCF du polar, prix Quais du polar, et qui vient de sortir au Livre de Poche). Vous confirmez aujourd’hui votre talent avec une nouvelle aventure de notre cher commissaire. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire une intrigue policière en Mongolie ?
I. M. — Je voulais situer mon polar « ailleurs », alors j’ai fait le tour des pays où j’avais aimé voyager : Islande, Patagonie, Alaska, Brésil, Mongolie… Je me suis arrêté sur la Mongolie parce que c’était mon dernier grand coup de cœur de voyageur, mais aussi pour sa culture chamanique. Dans cette culture, le rapport à la mort, à la violence, à la vengeance est très légèrement décalé par rapport à notre vision occidentale, et j’ai trouvé que ça permettait de construire des personnages à leur tour décalés et surprenants.

Page — Vous avez mis au point un savant dosage de violence, d’intrigue, de politique et de traditions séculaires. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur cette recette géniale ?
I. M. — La recette est toute simple : j’écris sans plan, sans documentation préalable, et je déroule toute l’histoire sans revenir en arrière dans un premier temps. J’écris donc à partir de mes souvenirs et de mes rencontres, et je me laisse surprendre par mes personnages. Des figures de Yeruldelgger devenues incontournables, comme Gantulga ou le Soyombo, n’existaient même pas dans mon imagination deux lignes avant d’apparaître sous ma plume. En fait, quand j’écris, je me raconte une histoire à moi-même en essayant de me surprendre. C’est pour cette raison que je ne bride pas mes personnages. Ce qui est écrit est écrit et je ne reviens pas dessus. Si c’est un peu en dehors de l’intrigue que j’avais prévue en amont, je tords l’intrigue en aval pour intégrer ce que je viens d’écrire plutôt que de réécrire le passage. D’ailleurs, je commence toujours par deux scènes que je n’écris que parce qu’elles me plaisent comme ça, sans savoir au départ comment les relier entre elles par la suite : le petit tricycle rose dans la steppe et les trois Chinois émasculés dans Yeruldelgger, et la petite pile de cadavre et le corps coincé dans la montagne pour Les Temps sauvages. Et côté documentation, je n’utilise que mes souvenirs, que je vais juste une fois de temps en temps vérifier ponctuellement, de façon à ne pas donner au lecteur l’impression que je « régurgite » des informations que je n’ai même pas eu le temps de digérer. Je crois que c’est ce côté « incomplet mais vécu » qui plaît. Quant à l’humour, je ne peux pas vivre sans, alors pourquoi m’en priverais-je dans l’écriture ?

Page — Parlons un peu de ce cher commissaire Yeruldelgger, figure complexe et attachante, qui vient dignement prendre sa place aux côtés des célébrissimes Adamsberg, Erlendur et Wallander. Comment est-il né ? Qui l’a inspiré ?
I. M. — Physiquement, à part son côté mongol bien entendu, Yeruldelgger est la reprise d’un personnage que je traîne depuis des années dans mes projets. En fait c’est un flic new-yorkais d’origine italienne qui s’appelle Donnelli. Le côté trapu, taciturne, entêté, c’est lui. Mais dès que je l’ai adapté au personnage de Yeruldelgger, j’ai eu aussitôt l’envie d’en faire une incarnation de la Mongolie. C’est un pays minéral, immense, immobile, que l’on pense indestructible et qui pourtant est extrêmement fragile à tous points de vue : humainement, politiquement, économiquement et même écologiquement. Alors j’ai construit le personnage de Yeruldelgger pour qu’il ressemble à ce pays, un homme de granit, quelquefois aussi fragile que le sable des dunes du Gobi. Ce n’est pas un caractère simple, parce que son pays n’est pas un pays simple.

Page — Une dernière question, culinaire, est-ce qu’on mange vraiment des marmottes fourrées avec des pierres brûlantes en Mongolie ?
I. M. — Bien sûr. C’est même une gourmandise et la recette que je donne dans le roman est celle qui se pratique dans la steppe. C’est surtout un plat « porte-bonheur », et la tradition de s’assurer force et santé, en prenant dans la paume de ses mains les galets brûlants, participe autant du plaisir de le déguster entre amis ou en famille, que le goût même de la marmotte.

Page — Quel livre vous a le plus marqué ?
I. M. — Je dois déjà citer la poésie noire et vénéneuse de La Faux soyeuse de Éric Maravelias (Série Noire), autant pour l’auteur que pour la beauté de sa prose. J’ai aussi été époustouflé par la puissance romanesque de Trois mille chevaux vapeur d’Antonin Varenne (Albin Michel). Un roman avec lequel on se bat à bras-le-corps pour éviter qu’il ne vous engloutisse. Et enfin, encore chez Albin Michel, le Riche à en mourir de Frédéric Andrei. Foisonnant, jubilatoire, épique, picaresque.

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