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Toni Morrison

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Chronique de Coline Hugel

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Plus un texte est court, plus il se doit d’être efficace et intense. Le dernier roman de Toni Morrison a indiscutablement ces deux qualités, et bien d’autres encore, comme celles de nous redonner espoir et de nous encourager à continuer de lutter pour préserver la part d’humanité en chacun de nous.

Frank vit dans un monde où les « cagoules blanches » mènent la vie dure aux siens, un monde dans lequel « les médecins ont besoin de travailler sur les pauvres qui sont morts pour pouvoir aider les riches qui sont vivants », un monde dans lequel « les flics tirent sur tout ce qu’ils veulent », même les enfants, fouillent les pauvres types dans la rue et leur confisquent le peu d’argent qu’ils ont, un monde dans lequel on tue les gens qui refusent de quitter leur maison quand on le leur demande. Frank est noir et il habite l’Amérique des années 1950. Enfant, alors qu’il regarde, en compagnie de sa sœur, des chevaux se battre, « se dresser comme des hommes », Frank assiste à quelque chose qu’il n’aurait jamais dû voir, l’enterrement à la sauvette d’un homme dont il ne verra que le pied, noir. Des années plus tard, de retour de Corée où ses deux meilleurs amis sont morts de manière forcément atroce, où il a laissé une partie de sa raison et de son insouciance de jeune homme, il essaie de se reconstruire aux côtés de Lily, rencontrée à la blanchisserie où elle travaille. Le réapprentissage de la vie est difficile et les occasions de péter les plombs nombreuses. Hanté par des souvenirs douloureux, Frank avance comme il peut, entre moments de répits et crises d’angoisse. Jusqu’au jour où il reçoit un courrier lui annonçant que sa sœur est sur le point de mourir et qu’il doit venir très vite s’il veut la sauver. Le chemin est long pour aller la retrouver, long et semé d’embûches pour qui ne connaîtrait pas les lieux à éviter. Au cours de son périple, il rencontre pourtant des hommes dont la bonté l’accompagne sur une partie de son parcours, comme ce pasteur qui videra le tronc de son église pour lui remettre quelques dollars et lui bricolera des chaussures avec des chaussettes et des bouts de caoutchouc. Au moment de se séparer, « les deux hommes se regardèrent droit dans les yeux, sans rien dire et en disant tout, comme si “adieu” signifiait ce qu’il avait voulu dire autrefois : je te recommande à Dieu. » Dans ce court roman incroyablement dense, on retrouve tout le talent et l’efficacité de Toni Morrison. Partageant son récit entre le frère et la sœur, elle équilibre parfaitement ce qu’elle veut nous transmettre : la difficulté de cette jeunesse maltraitée à trouver sa place ; le poids de l’Histoire et de la famille ; l’injustice qui semble immuable ; le cauchemar de la guerre. Ne cédant pas au pessimisme, elle montre que le chemin vers un certain bonheur est difficile mais pas insurmontable, que la force de caractère mène à la guérison et que, même blessé, l’être humain peut s’en sortir. La rencontre entre Frank et un petit garçon au bras mort, abîmé par le tir d’un policier, qui affirme vouloir devenir « Homme » quand il sera grand, est porteuse d’une grande leçon de courage et de volonté. Un livre pour ne pas oublier, pour continuer la lutte, pour rester humain.

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