Littérature étrangère

Mia Couto

L’Accordeur de silences

illustration
photo libraire

Chronique de Coline Hugel

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Huis clos familial au milieu 
d’une brousse hostile, ce paradis 
infernal est dépeint par un 
jeune enfant déchiré entre la place 
qui lui est attribuée et l’attrait d’un 
inconnu interdit.

Mwanito est le fils cadet d’un père devenu fou à la suite de la perte douloureuse et tragique de sa femme. Il vit avec son grand frère, Ntunzi, son père Silvestre et Zacaria le domestique, dans un lieu abandonné par la civilisation, « Jesusalem ». Là, le père s’abandonne totalement à sa démence, devient mère, dieu, et renie définitivement le reste du monde, cet « Autre-Côté », où tout est mort et néfaste. Dès son plus jeune âge, Mwanito a été doté par son père d’un don, celui d’accorder les silences : « Je suis né pour me taire. Le silence est mon unique vocation. C’est mon père qui m’a expliqué : j’ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. » Cette aptitude lui confère une place spéciale auprès de son père, ce dont il se passerait bien volontiers. Il n’a jamais connu le monde extérieur, contrairement à son grand frère qui a gardé des souvenirs de la ville et surtout de leur mère. Les évocations qu’il fait à son jeune frère, en cachette car interdites par le père, sont brûlantes et fantasques, et le laissent toujours « abattu comme cela arrive aux ivrognes après un accès d’euphorie. » Toutefois, l’arrivée d’une femme photographe bouleverse l’ordre parfait de ce monde clos. Pour Mwanito, c’est un choc, le choc de sa vie : « une faille s’ouvrit à mes pieds et un fleuve de fumée m’embruma. À la vue de cette créature, le monde déborda soudain des frontières que je connaissais si bien. » La rencontre avec cette femme entraîne la chute de Jesusalem et le retour à une certaine normalité, disloquant l’ordre familial. Somptueux roman baroque, L’Accordeur de silences étonne par sa puissance évocatrice et son symbolisme. Avec talent, Mia Couto rend compte par petites touches de ce drame familial qui prend pour décor une nature sauvage, à la fois luxuriante et désertique. L’incroyable folie du père, qui mène sa famille au bord de l’abîme, est bouleversante de tristesse contenue, et contraste avec la faim de vie des deux enfants, espoirs de l’humanité. « Le monde n’est pas mort. Finalement le monde n’est même pas né. »

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