Essais

Jean-Claude Kaufmann

Piégée dans son couple

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photo libraire

Chronique de Christine Lechapt

Librairie Maison du livre (Rodez)

Si l’amour, la haine et la jalousie sont des sentiments inhérents à la nature humaine, le couple, lui, n’a pas cessé d’évoluer, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, pour s’adapter aux mœurs et coutumes de chaque époque. Petit tour d’horizon avec un historien, un philosophe et un sociologue.

En sous-titrant son ouvrage Comment l’Italie inventa le mariage à trois, l’historien italien Roberto Bizzocchi laisse planer un certain parfum de scandale autour du personnage du sigisbée. Il ne faudrait cependant pas réduire celui-ci au simple rôle d’amant. Il s’agit, d’après le principal dictionnaire de langue italienne, d’un chevalier servant auquel, conformément à un usage qui se développa au cours du XVIIIe siècle en Italie, il revenait de tenir compagnie à la Dame, avec l’accord du mari, de la suivre et de l’assister dans toutes ses actions. Jusqu’à cette époque, le rôle des femmes se réduisait à prendre soin de l’économie de la maison, faire les comptes et s’occuper de l’éducation des enfants. Mais la France du XVIIe siècle, celle des salons, de la galanterie et de la conversation, provoque un certain bouleversement dans la vie intellectuelle en Europe. Les femmes se doivent dès lors de « tenir salon ». N’étant cependant pas autorisées à sortir seules, elles sont alors accompagnées d’un sigisbée qui les met en valeur et leur fait la conversation. Coutume typiquement italienne, le sigisbéisme fut l’objet de nombreuses critiques, puis toléré, y compris par l’Église, qui comptait même des clercs parmi les sigisbées. Grâce à de nombreux témoignages relatant le destin singulier, parfois drôle, mais souvent sordide de quelques chevaliers servants, Roberto Bizzocchi nous fait découvrir avec brio ce personnage atypique aux fonctions quelque peu surprenantes.

On peut naturellement s’interroger sur la place occupée par la jalousie, dans cette sorte de «mariage à trois ». C’est à ce sentiment complexe que s’intéresse Jean-Pierre Dupuy. Fervent admirateur de la pensée de René Girard, il n’en dénonce cependant pas moins ici les limites de sa théorie du désir mimétique, car il lui reproche de ne pas prendre en compte la jalousie. Pour René Girard, tout désir est une imitation (mimésis) du désir de l’autre. Dans tout désir, il y a donc un sujet, un objet et un médiateur (celui qui indique au sujet ce qu’il doit désirer) : il est, de ce point de vue, triangulaire. Cette théorie met ainsi fin à l’« illusion romantique » qui faisait du sujet autonome la source seule de ses affects. Jean-Pierre Dupuy explique ici pourquoi la jalousie, qui relève d’une toute autre géométrie, est la pierre d’achoppement contre laquelle la pensée girardienne trébuche. Cette analyse dense et exigeante marquera une évolution de la théorie du désir mimétique. Reste qu’elle est, malgré les limites qu’elle révèle, un brillant hommage à la pensée de René Girard, récemment disparu. On ne peut pas parler du couple sans penser à l’amour. Cependant, parfois ce sentiment disparaît pour laisser place à la haine et au dégoût.

Pour écrire son précédent ouvrage, Un lit pour deux (JC Lattès), la tendre guerre, Jean-Claude Kaufmann a procédé à un appel à témoins. Parmi de très nombreuses réponses, il reçut le récit de femmes (généralement) qui racontaient qu’elles s’agrippaient au bord du matelas, de leur côté du lit, pour ne pas frôler le corps de celui autrefois aimé et maintenant haï. Cette réalité dépassant les limites de son sujet de départ, le sociologue entreprit cependant d’enquêter sur cette autre réalité, celle où la vie de couple est un enfer quotidien. Dans Piégée dans son couple, il offre la parole à deux femmes et un homme, et tente de comprendre comment ils en sont arrivés là, mais aussi pourquoi ils restent ensemble. Le point commun entre ces trois protagonistes est de ne pas avoir vraiment choisi leur conjoint, ou bien par défaut, par conformisme. Puis, assez rapidement, le harcèlement, le dénigrement, les silences butés, la violence parfois, ont créé une distance infranchissable entre les conjoints. Ils sont cependant restés par peur de faire souffrir, pour les convenances, pour les enfants ou pour des raisons financières. La confiance mutuelle à toute épreuve, règle d’or de tout couple, n’existe plus. Jean-Claude Kaufmann analyse ici, au fur et à mesure des témoignages, les mécanismes dévastateurs qui se sont mis en place dans ces histoires, mais aussi, plus généralement, l’évolution du rôle des hommes et des femmes dans la société d’aujourd’hui. Des récits forts, poignants, extrêmement émouvants.

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