Essais

Sanjay Subrahmanyam

Comment être un étranger

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photo libraire

Chronique de Christine Lechapt

Librairie Maison du livre (Rodez)

Grâce au récit autobiographique de Eun-Ja, une jeune coréenne qui consacra toute son énergie à l’apprentissage du français mais grâce également à l’étude de Sanjay Subrahmanyam sur le parcours de trois personnages hors du commun, on peut se demander à quel moment se sent-on étranger à sa propre culture.

Eun-Ja n’a que quelques années lorsque son père meurt. Sa famille est pauvre, mais leur mère travaille d’arrache-pied pour que ses enfants puissent aller à l’école. Malheureusement, dans la société coréenne des années 1970, l’école ne valorise que les enfants des familles fortunées. Eun-Ja fait cependant de son mieux et, grâce au soutien d’un maître qui a su déceler en elle un fort potentiel, elle commence à obtenir d’excellentes notes. En rentrant au lycée, elle découvre une nouvelle matière, le français, et se prend d’une véritable passion pour cette langue. C’est décidé ! Elle apprendra le français ! Puis elle nourrit le projet fou d’écrire des romans dans sa langue d’adoption. Grâce à une bourse, elle entre à l’université de Séoul et se lance à corps perdu dans l’apprentissage de la grammaire et de la littérature française. Rien, désormais, ne se mettra plus en travers de son chemin pour l’empêcher de réaliser son rêve, pas même l’amour d’un homme qui comprendra vite qu’Eun-Ja n’est pas comme les autres Coréennes et qu’elle est une véritable étrangère dans son propre pays. Comment cette jeune femme a t-elle pu devenir étrangère à sa propre culture ? Sanjay Subrahmanyam, qui vient d’être nommé professeur au Collège de France, tente de répondre à cette question en étudiant le parcours de trois personnalités qui vécurent entre l’Europe, l’Iran et l’Inde moghole aux xvie, xviie et xviiie siècles. Le sultan de Bijapur, qui régna dans le centre de l’Inde au xvie siècle avant de se réfugier auprès des Portugais de Goa, souffrait de son statut d’étranger. Rejeté par les deux communautés, il n’était plus tout à fait moghol pour les uns… et surtout pas portugais pour les autres, ce qui lui valut de se faire assassiner. Anthony Shelley, voyageur et aventurier anglais, devint prince à la cour d’Ispahan au xvie siècle pour finir amiral espagnol. Il sut parfaitement s’adapter aux différentes communautés auxquelles il fut confronté pour en tirer profit. Enfin, l’aventurier vénitien du xviie siècle Nicolo Manuzzi, médecin autodidacte, tira largement avantage de son statut d’étranger pour briller à Delhi auprès du Grand Mogol. Au-delà de ces parcours particuliers qui à eux seuls ne sauraient permettre de dresser une généralité sur le statut d’étranger, Sanjay Subrahmanyam identifie les débuts de la conscience de l’altérité. Mais plus largement, on peut se demander, au regard de ces notions, si nous ne sommes pas tous plus ou moins étrangers à notre propre communauté d’origine. Une réflexion passionnante et enrichissante en ces temps troublés de repli communautaire ; une brillante argumentation qui met à mal la théorie du choc des civilisations.

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