Littérature française
Nathacha Appanah
La Nuit au cœur

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Nathacha Appanah
La Nuit au cœur
Gallimard
21/08/2025
288 pages, 21 €
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Chronique de
Manuel Hirbec
Librairie La Buissonnière (Yvetot) - ❤ Lu et conseillé par 26 libraire(s)

✒ Manuel Hirbec
(Librairie La Buissonnière, Yvetot)
Longtemps résonne un écho bouleversant après qu’on a refermé La Nuit au cœur. L’autrice y fait le récit de vie de trois femmes sous l’emprise de violences masculines. Deux d’entre elles seront tuées par leur conjoint. La troisième est encore en vie. Elle enquête, raconte : c’est Nathacha Appanah.
Trois femmes courent. L’une au petit matin. L’autre dans une rue pavillonnaire l’après-midi. La troisième dans la nuit d’une route sinueuse. Ces trois femmes ne courent pas par plaisir. Elles courent pour échapper à la violence de leur mari ou de leur conjoint. Les deux premières vont être violemment assassinées. L’une délibérément percutée puis écrasée par la voiture conduite par son mari. L’autre de deux balles tirées dans les jambes avant d’être immolée par celui avec lequel elle s’était mariée. La troisième est encore en vie. C’est Nathacha Appanah. Elle va faire le récit de l’emprise et de la violence qu’elle a subies pendant six ans, de l’âge de 18 à 24 ans. La jeune femme, éprise de littérature, tombe sous la coupe d’un homme de trente ans son aîné, intellectuel et journaliste à l’île Maurice ayant publié des romans et de la poésie. Elle rend compte de cette période de sa vie qui l’a annihilée, la scrute rétrospectivement et la tresse avec l’histoire des deux autres femmes avec lesquelles elle ressent une bouleversante proximité, familiale et géographique. Celle d’Emma, sa cousine mauricienne, et celle de Chahinez Daoud, tuée à Mérignac alors que Nathacha Appanah vit à Bordeaux, à moins de dix kilomètres de là. La romancière enquête. Elle rencontre les proches de ces deux femmes. Elle rend compte de leur vitalité, de leurs joies, de leurs espoirs et de leurs qualités, avec l’intention de ne pas réduire leurs existences aux féminicides qui les ont emportées. Elle restitue ce qui, en elles et à travers elles, rayonnait et rayonne encore auprès de leurs proches. Ce qui n’empêche pas Nathacha Appanah de pointer, en la décortiquant, la mécanique de la violence et de la peur, ni de dénoncer les insuffisances institutionnelles et les indifférences sociales qui conduisent au meurtre. Le texte puise alors sa force et sa singularité dans ce double regard qu’elle partage, le regard intérieur de sa propre expérience et celui extérieur qu’elle pose sur ces deux femmes et que son art littéraire fait se rejoindre. Par la délicatesse de son regard, par la droiture de sa posture et par les dispositifs littéraires sensibles qu’elle met en place, Nathacha Appanah trouve le mot juste et la phrase adéquate, évoque délicatement les lieux et les situations, même dans les moments les plus atroces, comme pour préserver, au-delà de la mort, la fragilité des corps et la beauté des âmes, en les entourant d’une douceur narrative.