Littérature française

Françoise Frenkel

Rien où poser sa tête

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photo libraire

Chronique de Véronique Marchand

Librairie Le Failler (Rennes)

Le parcours des livres est parfois incroyable. Dans une époque où il semble ne plus y avoir de mystères, il arrive encore de vraies et belles histoires qui font le bonheur des éditeurs et des lecteurs. Et comme le hasard fait bien les choses, voici que paraissent simultanément deux récits au destin peu ordinaire.

« Paris, c’est Paris, et il n’est pas possible que les Allemands y entrent. » D’ailleurs si les choses étaient si graves, arroserait-on les pelouses ? Léon Werth était perplexe devant la fuite de ses amis et c’est sur l’insistance inquiète d’un proche, qu’avec sa femme il quittera enfin la capitale le 11 juin 1940. À bord de leur Bugatti, ils prennent la route de Saint-Amour dans le Jura où ils possèdent une maison. Le voyage, qui en temps normal prenait une dizaine d’heures, durera trente-trois jours (du 11 juin au 13 juillet 1940). Des milliers de Français et de réfugiés fuient la capitale dans un désordre phénoménal. C’est l’Exode, ce que Léon Werth, journaliste au regard particulièrement aiguisé, n’avait pas anticipé. Trente-trois jours de chaos, de privations, de peurs, d’allers et retours et de rencontres où toutes les faiblesses et les grandeurs de l’âme humaines se révèlent. « Nous sommes des Camps-volants, des Romani », note-t-il non sans humour. Pourtant miné par l’angoisse de ne pas savoir où se trouve son fils parti tout juste avant eux, Léon Werth observe, écoute, mémorise et analyse les situations avec une finesse inégalable. Enfin arrivé dans son havre jurassien, où il restera clandestinement jusqu’en 1944, il écrira très rapidement cet extraordinaire récit. Léon Werth confia son manuscrit à son ami Antoine de Saint-Exupéry, qui le qualifiait de grand livre et devait le faire publier aux États-Unis. Pour des raisons toujours inconnues, le texte sera oublié. Grâce à la pugnacité de Viviane Hamy, ce remarquable témoignage est enfin édité en 1992. Et comme les belles histoires ne semblent jamais finir, voilà qu’un universitaire découvre la préface qu’avait écrite Antoine de Saint-Exupéry. Enrichie de photos, cette nouvelle édition réunit enfin les deux amis. Histoire inouïe aussi que celle du récit de Françoise Frenkel. Le destin de cette femme est si proche de l’univers romanesque de Patrick Modiano que nul autre ne pouvait faire la (remarquable) préface de ce livre trouvé dans un vide-grenier. Juive polonaise, Françoise Frenkel, francophile passionnée, ouvre une librairie française à Berlin dans les années 1920. Contrainte de fuir l’Allemagne, elle se réfugie à Paris. « Je respirais l’air de la capitale. Bien vite, je me laissais conquérir par le sentiment général de confiance », écrit-elle en 1940, avec la même candeur que Léon Werth. Enfin lucide sur la situation des Juifs, elle réussit à prendre un train pour Nice où elle restera jusqu’à ce que les directives du gouvernement de Vichy ne l’obligent à reprendre la fuite. Après avoir été arrêtée, et miraculeusement libérée, elle réussit à franchir clandestinement la frontière Suisse en 1943. C’est en 1945 que paraîtra dans une maison d’édition helvète, aujourd’hui disparue, le journal de ses années d’errance. Françoise Frenkel reste une énigme. Sa trace se perd peu après la guerre, il ne subsiste pas même d’elle une photo.

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