Littérature française

Gérard de Cortanze

Histoire d’un célèbre inconnu

photo libraire

L'entretien par Véronique Marchand

Librairie Le Failler (Rennes)

Il y a cinquante ans disparaissait Pierre Benoit, grand écrivain populaire et Académicien frondeur. Il connut d’immenses succès avant de doucement glisser vers l’oubli. Pourtant, nombreux sont les lecteurs qui gardent un souvenir ému de ses romans. Gérard de Cortanze a eu l’excellente et audacieuse idée d’écrire sa biographie.

PAGE : Qu’est-ce qui vous a touché dans le destin de Pierre Benoit ?

Gérard de Cortanze : Pierre Benoit est un vrai réfractaire. Quand on lui demande de parler de sa théorie de l’écriture, il évoque ses interminables parties de belote. Quand on le pousse à raconter ses voyages autour du monde, il prétend qu’il n’est jamais sorti de la cabine du paquebot. Il n’est jamais là où on pense le trouver. J’aime passionnément ce romancier capable de s’abstraire du monde pendant des mois entiers pour se plonger dans les eaux profondes de la création. Qui préfère la légèreté à la pesanteur. Qui aime la vie, les femmes, l’alcool, les bons repas, qui passe son temps à faire des blagues avec ses copains. Quelle leçon que celle donnée par un être si tourmenté mais qui ne laisse jamais rien paraître de sa nostalgie, de sa tristesse, de sa vulnérabilité, et qui ne joue jamais à l’écrivain. Fils d’un militaire, né à Albi, il a su se fabriquer un destin et une légende, et donner un sens à sa vie. Il a tout fait, tout dit, tout écrit. Il a traversé enfant la Tunisie et l’Algérie, a fait son service militaire aux portes du désert. Il a pataugé dans la boue des tranchées de 1914, dirigé la Société des Gens de Lettres, a été un des plus jeunes Académiciens français, a écrit quarante-trois romans en quarante-trois ans, il a fait cinq fois le tour du monde – voyages d’agréments pour alimenter sa vie, voyages politiques pour nourrir son œuvre – et est mort d’amour.

 

P. : Pierre Benoit, le romancier paradoxal. Pouvez-vous nous expliquer ce titre ?

G. de C. : Dire de Pierre Benoit qu’il est un romancier paradoxal, c’est avancer qu’il fait partie de ces hommes qui tirent leur richesse de leur complexité. Capable d’un regard très aigu sur la réalité de son époque, il pouvait, dans le même temps, ne pas sentir qu’il existe des barrières à ne pas franchir et des usages à ne pas enfreindre. Journaliste extraordinaire, capable en quelques mots de faire le portrait exact des forces en présence sur la future terre d’Israël, de dénoncer la condition des aborigènes en Australie ou l’imminence de la guerre en Éthiopie, il pouvait prendre un plaisir serein à décrire l’eau ridée par le vent sur un étang, un ciel d’orage, ou les méandres de l’âme humaine. À Cocteau qui lui fit remarquer un jour qu’il avait le « génie de l’imprévu », il rétorqua que « le premier devoir d’un romancier c’était d’être de son temps ». Conscient, comme Dostoïevski, que la vie et le mensonge sont synonymes, il n’hésitait pas à appeler la vérité à la rescousse sans crainte que celle-ci ne se serve de lui comme d’un moyen de parvenir à ses fins. J’aime chez lui ce besoin effréné de se mêler aux grands événements contemporains et soudain de quitter l’épaisse forêt du réel pour le pays de la fiction et des rêves prémédités.


P. : Que ressent un écrivain lorsqu’il entre dans l’intimité d’un autre auteur ?

G. de C. : M’immerger une année entière dans les cartons, les caisses, les vieilles malles du fonds Pierre Benoit des archives Albin Michel a constitué une des expériences les plus bouleversantes de ma vie d’écrivain. Vous accomplissez une sorte de traque dans l’intimité d’une vie, vous soulevez des pans du voile. Vous ouvrez en tremblant telle lettre adressée à Carco ou à Pagnol, vous parcourez telle missive d’une amoureuse passionnée comme Musidora. Soudain, une photo vous donne la réponse à une de vos questions. Et que dire de ce plan, chapitre après chapitre, de tel livre écrit de sa petite écriture ronde et calme si reconnaissable. Deux découvertes m’ont bouleversé : un mot du directeur de la prison de Fresnes où Pierre Benoit fut injustement incarcéré et dans lequel il l’autorise à « posséder un crayon » … et ce paquet de lettres de Francis Esménard à Pierre Benoit, pleines de tendresse, si touchantes – celle d’un jeune garçon puis d’un homme qui échange des mots de tous les jours et des pensées profondes avec un grand écrivain qui est aussi son parrain. Parfois, aussi, une immense nostalgie s’empare de vous : voilà tout ce qui reste d’une vie, ces éclats silencieux entassés dans quelques cartons…

 

P. : Pierre Benoit était un grand séducteur. Les prénoms de ses héroïnes commencent tous par la lettre A. A comme amour ?

G. de C. : Pierre Benoit était un grand amoureux, un sensuel. Il aimait les femmes et elles le lui rendaient bien. Son image de la femme s’est fixée en Tunisie et en Algérie. Il l’a souvent dit : petit garçon, il avait été séduit par ces femmes aux yeux maquillés, aux longues chevelures teintes au henné, aux gestes enveloppés de tissus soyeux, aux bras chargés de bracelets. Adulte, il aima des comédiennes, des danseuses, des actrices, des chanteuses. Il aimait les femmes libres, autonomes, intelligentes, parfois insaisissables. Comment ne pas être séduit par un homme qui vous dit : « Tout me séduit chez les femmes : leur courage, leurs sens des responsabilités, la profonde sagesse qu’elle cache sous des airs légers. J’ai confiance en leur jugement : il est rare qu’une femme ait tout à fait tort. »