Littérature étrangère

David Vogel

Romance viennoise

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Chronique de Véronique Marchand

Librairie Le Failler (Rennes)

Les succès des romans de Stefan Zweig et de Joseph Roth attestent de l’intérêt que continue d’exercer la société viennoise de l’avant-guerre sur le public. À travers trois romans de factures très différentes, mais complémentaires, je vous propose de découvrir d’autres aspects de cette époque décidément captivante.

En 2010, Lilakh Nethanël découvre dans les archives Genazim de Tel-Aviv des centaines de pages manuscrites de ce qui s’avère être un roman de jeunesse de David Vogel, considéré aujourd’hui comme un des plus grands romanciers de langue hébraïque du siècle dernier. Écrivain, poète, traducteur, il est né en 1891 en Russie. Après des études à Vilnius, il mène une vie de bohème désargentée entre Vienne, Varsovie, Berlin et Paris. En 1929, il émigre en Palestine, puis revient s’installer en France. Il est arrêté par la Gestapo et meurt à Auschwitz en 1944. Sans doute inspiré des pérégrinations européennes de l’auteur, Romance viennoise nous immerge dans l’univers interlope et décadent de l’empire austro-hongrois finissant. Quand il arrive à Vienne à l’âge de 18 ans, Mikhaël Rost, Juif russe, n’a d’autre but que de découvrir le monde et d’observer ses contemporains. Le pacte quasi faustien qu’il passe avec le mystérieux Peter Dean lui permet de sortir de la misère et de mener une vie oisive, partageant son temps entre la haute société qu’il séduit par son élégance naturelle et les pauvres hères qu’il a rencontrés à la misérable pension Ahbout. L’étrange personnalité de Rost, tout à la fois opportuniste sans moralité, intelligent et, à l’occasion, généreux, en fait un personnage troublant et intrigant qui captive immédiatement ceux qui le croisent. Le roman est d’ailleurs une succession de rencontres où chacun se dévoile parfois avec une crudité singulière, révélant ainsi la violence de sa vie ou de ses sentiments. En 1937, le jeune Franz Huchel, personnage principal du roman autrichien Le Tabac Tresniek, arrive aussi à Vienne sans y connaître personne et sans beaucoup plus d’argent que Mikhaël Rost. Mais il n’est ni juif ni réfugié et son mentor n’est pas un homme d’affaires douteux, mais un honnête buraliste unijambiste à la personnalité bien trempée. Si le vieux Otto Tresniek va se charger de dégrossir intellectuellement et politiquement le jeune homme, il ne peut rien pour son éducation sentimentale. La belle Anezka ne lui laissant ni l’âme ni le corps tranquilles, Franz, résolu à trouver la solution à ses problèmes, n’hésite pas à aborder Sigmund Freud, client et voisin du tabac. Il ne sait pas grand-chose du grand homme, hormis qu’il est « docteur des fous », mais il est certain qu’il peut le soulager de son désespoir. Freud est fatigué, malade, préoccupé par son éventuel départ. Ce jeune homme naïf, pugnace, vif et curieux, qui n’hésite pas à l’attendre des heures sur un banc dans le froid, finit par l’intriguer et une curieuse et touchante amitié se noue entre eux. Mais nous sommes en 1938 et l’Anschluss sonne le glas d’une vie relativement douce. Otto Tresniek refuse obstinément de boycotter sa clientèle juive, ce que la Gestapo ne lui pardonnera pas et, malgré tous ses efforts, Franz ne pourra pas le sauver. Qu’adviendra t-il du jeune homme après la disparition de ses deux amis ? Restera-t-il fidèle aux idéaux du vieil Otto ? Avant de quitter le pays, Freud aura-t-il le temps de répondre à ses questions ? Il serait dommage que je vous le dévoile, tant la fin du roman de Robert Seethaler est surprenante et émouvante. Si Franz est le témoin impuissant et malheureux de la surveillance de la Gestapo exercée sur Freud, il ignore ce qui se passe juste avant le départ du thérapeute pour l’Angleterre. Dans son roman captivant, Éliette Abécassis nous le raconte en nous faisant pénétrer dans l’intimité du psychanalyste. Le 13 mars 1938, Freud convoque la Société psychanalytique afin de faire ses adieux à ses disciples. Il doit fuir l’Autriche, tous le lui disent, jusqu’à son amie Marie Bonaparte venue spécialement à Vienne pour le convaincre. La Gestapo le surveille étroitement, mais elle examine aussi sa comptabilité, cherchant un prétexte pour l’empêcher de quitter l’Autriche. Anton Sauerwald est un fonctionnaire zélé. S’il trouve le document prouvant la « forfaiture » de l’éminent professeur, il pourra le condamner à mort. Malgré l’imminence du danger et la pression de ses proches, Freud tergiverse, prétextant sa détestation des voyages et de la fatigue. En réalité, Freud tient absolument à récupérer une lettre. Sur les centaines que compte sa correspondance, c’est juste de celle-là qu’il s’inquiète au point d’en être malade. Que peut-elle contenir de si important ? Pourquoi serait-il si grave qu’il ne la retrouve pas ? Anton Sauerwald a découvert la preuve qui aurait pu changer le cours de l’Histoire. Tout nazi qu’il est, l’homme n’est cependant pas sot et lui aussi, sans le savoir, a un secret. C’est le docteur Freud, qui le lui révèlera. « Vous rencontrer a changé quelque chose en moi. […] Vous étiez ma proie, ma victime. Vous êtes devenu mon guide ». La vie est souvent étonnante, les romanciers sont là pour nous le rappeler. Quant à la lettre, Freud la retrouvera. Vous saurez alors quel était le secret du « docteur des fous ».

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