Littérature étrangère

Robert Seethaler

Le Champ

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Chronique de Jean-Baptiste Hamelin

Librairie Le Carnet à spirales (Charlieu)

Avec ce troisième roman, Robert Seethaler confirme son talent déjà considérablement apprécié dans Le Tabac Tresniek et Une vie entière (Sabine Wespieser éditeur et Folio) en offrant la parole aux morts en paix dans ce cimetière, dans Le Champ. Un roman sur les morts, voilà qui est fort triste pourrait-on penser.

Un banc vermoulu sous un bouleau tordu et un homme. Celui-ci dont on ne connaît le nom vient chaque jour dans « Le Champ » s’assoit et écoute. Il écoute les voix de ces corps allongés et redonne ainsi vie à ces disparus. Un pari risqué pris par l’écrivain autrichien, celui de faire un roman polyphonique à partir de quelques souvenirs, de faire un roman sur une ville, Paulstadt, en vingt-neuf portraits, instantanés de vies. Parfois bref, deux mots, mais alors des mots d’une vie, des mots définitifs dans la bouche de Sophie Breyer, à des vies insaisissables comme celle du curé, personnage souvent évoqué. Ces habitants ont vécu dans l’après-guerre dans cette petite ville, ont travaillé ; institutrice, mécanicien, marchand de légumes… ; ont aimé, ont détesté. C’est une pièce de théâtre qui se joue sous les yeux du lecteur. Cette performance de donner corps en deux traits de caractère, en un adjectif, en un infime détail. Ainsi le curé, le Père Hoberg. Homme trituré dès l’enfance, solitaire, puis orphelin de père – « ce fut très rapide, il n’eut à prendre congé de personne, et on l’emmena avant midi, sec et léger comme un fagot de bois mort » – et de mère aussitôt après, se découvrant une mission mais sans Foi, une raison d’être, de vivre, de trouver sa place dans le monde. Un jour il comprit. Navid Al-Bakri, le marchand de légumes, qui à lui seul exprime l’enracinement et le déracinement, le fait d’être partagé entre deux lieux. C’est subtilement philosophique, simplement. En une page, Navid fait le voyage sur la terre de ses parents et ramène leurs cendres. En une page, il fait également ce voyage intérieur et tout est dit. Attention toutefois, ce court roman n’est pas nostalgique, triste ou désespéré, c’est un récit vivant, une comédie humaine. Le Maire, Heiner Joseph Landmann, fier dans sa tombe comme il l’a été toute sa vie. Il discourt d’outre-tombe, il argumente, il justifie les petits arrangements et tente d’expliquer un drame qui a bouleversé la ville par trop d’orgueil. Le Champ, titre bref pour un texte profond qui étonne également par cette faculté à demeurer dans une identique narration. Pas d’effets de style, pas de lourdeurs de la part de Robert Seethaler pour évoquer ces vingt-neuf personnages mais une harmonie d’ensemble, une justesse de ton, une spontanéité réconfortante. Être grave et profond sans abus, en un souvenir, une description de paysage ou de pensée. L’auteur est devenu chef d’orchestre, mène tout ce monde magistralement à la baguette, et tout comme la musique, cette partition devient universelle.

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