Littérature étrangère

Ryan Gattis

Chaos urbain

Entretien par Jean-Baptiste Hamelin

(Librairie Le Carnet à spirales, Charlieu)

Une ville à feu et à sang. Des gangs agissant en toute impunité. Des règlements de comptes au coin des rues sombres. Un état de siège. Des scènes de guerre urbaine. La Garde nationale. Les Marines. Ryan Gattis signe LE roman sur les émeutes de Los Angeles, 29 avril-4 mai 1992 : Six jours.

Six jours de violences extrêmes à Los Angeles, six jours sans justice ni lois. Ce livre est à la fois un roman noir et un documentaire social, dans lequel les voix des habitants se mêlent à celles des gangs. Ces gangs, profitant de l’impunité engendrée par le chaos urbain, règlent leurs comptes. Ryan Gattis a étudié longuement cette période, a écouté attentivement les témoins et retranscrit, avec une magistrale virtuosité, l’ambiance incendiaire de ces six jours. Pas une seule fois il ne se détourne de son sujet. Il entre au plus profond de ces scènes, il fait vivre au plus proche des gangs et des habitants. Ce roman choral est somptueux. Il est aussi un magnifique hommage à Los Angeles, ville aux mille visages, ville meurtrie.Dès les toutes premières pages, je vous certifie que le lynchage d’Ernesto Vera, homme sans histoire rentrant de son travail, ne vous laissera pas insensible. Ce roman est un tour de force, car il en émane une tension extrême à chaque instant.

 

Page — 29 avril-4 mai 1992. Los Angeles. Six jours de chaos suite à l’acquittement des policiers ayant passé à tabac Rodney King. Pourquoi s’emparer de ce sujet, de ce lieu ?
Ryan Gattis — J’ai commencé avec un personnage, Payasa. Je souhaitais écrire sur un membre d’un gang féminin dans les Wild West de la fin des années 1980 jusqu’au début des années 1990. Pourtant, quand je me suis approché de quelques anciens membres de gangs avec lesquels je menais une étude pour mes recherches sur le contexte, ils m’ont répondu que je ne pouvais pas le faire : les femmes n’étaient pas impliquées comme je le pensais. Ma première réaction fut d’être profondément déçu et abattu, mais je ne pouvais pas abandonner Payasa. Il me fallait trouver un incident, des événements qui lui permettraient d’agir librement afin de nourrir ma fiction tout en restant crédible. J’ai alors pensé aux émeutes de Los Angeles de 1992. Dès lors, je fus soulagé parce que je pouvais enfin écrire sur ce sujet. Puis je me suis inquiété, car, pour autant que je sache, personne n’avait encore écrit une fiction sur les émeutes. Ce fut le jour où le livre cessa d’être sujet d’un seul personnage pour devenir celui de ce grand événement.

P. — Vous décrivez ce qu’il advient lorsque plus rien ne s’oppose à la violence, à la barbarie. Est-ce ainsi qu’un pays bascule dans la guerre ?
R. G. — Je suppose que, dans un sens, j’écris sur ce qui se produit lorsque la justice est absente, quand, face à ce vide, les gens multiplient les efforts afin de redresser les torts. Peut-être que la guerre n’est pas tout à fait différente de cela (la guerre est alors le plus fort exemple d’absence de justice), mais je dois admettre que je ne suis pas certain que les pays entrent en guerre pour cela. Cependant, Los Angeles était une zone de guerre pendant ces six jours. La Garde nationale a été appelée, les Marines ont été réquisitionnés, et la deuxième plus grande ville des États-Unis s’est retrouvée assiégée par sa propre population.

P. — Roman choral, Six jours est époustouflant de réalisme. Comment avez-vous pu le rendre si « documenté » sur la vie des gangs, mais aussi sur celle des « simples » habitants ?
R. G. — J’ai rencontré un certain nombre d’anciens membres de gangs (ainsi que les pompiers, les infirmières, les graffeurs, etc.) pendant les deux ans et demi de recherches d’informations menées dans Lynwood et dans certaines des zones les plus pauvres de Los Angeles. Je ne me suis pas seulement comporté en auditeur. J’ai également été et « un apprenant auditif ». Quand j’entends quelque chose, surtout un dialogue, j’imagine comment il peut être écrit sur la page. Je pense que c’est la raison pour laquelle les voix du roman semblent si vivantes. J’étais fasciné par les rythmes, les mots que j’entendais, et j’ai essayé de trouver un moyen de restituer les mystérieuses vibrations de la ville dans les nombreuses voix de l’ouvrage.

P. — Percevez-vous votre rôle d’écrivain comme un témoin avisé de sa société ? Écrivez-vous pour cela : éclairer le lecteur ?
R. G. — Je pense qu’un écrivain doit rester celui qu’il est, mais qu’il doit également être guidé par son cœur. Il n’a pas le droit de flancher lors de l’écriture d’une scène. Il ne doit pas juger ses personnages ou essayer de transmettre son jugement au lecteur. Dans mon cas, je suppose que j’écris ma fiction comme un témoin empathique et comme un survivant de la violence. Lors de mes recherches, en échangeant avec les témoins, je leur fais comprendre que je les vois, que je les entends. Dans cette interaction, ils ne sont pas sans valeur, ils ne sont pas invisibles. Ceci, je trouve, est crucial. Si New York est une ville froide et verticale, Los Angeles est une ville chaude et horizontale : elle est si grande et si diverse qu’il est difficile de s’en faire une idée globale. Voilà pourquoi elle est la ville la plus largement mal comprise dans le monde. Tout le monde croit connaitre Los Angeles grâce à Hollywood, en raison de la portée internationale du cinéma et de la télévision, mais il y cohabite un nombre incroyables de vies qui demeurent invisibles – en particulier la vie de ses migrants et des ouvriers.

P. — Los Angeles, aujourd’hui : que subsiste-t-il de ces six jours ?
R. G. — L’empreinte des émeutes demeure. Plus de onze mille incendies ont changé le visage de Los Angeles. La reconstruction, dans de nombreux cas, a entraîné le réaménagement de nombreux quartiers et, dans l’ensemble, cela a été mieux ensuite. Quant aux gangs, ils se sont adaptés. Les jours où on portait les couleurs de son clan sont essentiellement révolus et les tatouages de gangs sont devenus plus rares. Il est désormais plus difficile de se faire une idée precise du nombre de gangs. Il est vrai aussi que les émeutes demeurent une plaie vivace sur la ville. Il suffit de questionner les habitants pour s’apercevoir que les souvenirs, l’horreur de ces jours subsistent. Ces souvenirs ne sont pas faciles à effacer.

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