Littérature étrangère

Graham Swift

Le Dimanche des mères

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Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Deux amants entament les pas de ce qui pourrait être leur dernière danse. Autour d’eux, baigné d’un précoce soleil de mars 1924, un monde s’éteint dans une trompeuse torpeur. En une centaine de pages et une bouleversante démonstration de concision, Graham Swift ajoute un joyau à la couronne.

Aujourd’hui, dimanche 30 mars de l’année 1924, c’est le dimanche des mères. Cette tradition, qui commence à prendre la poussière déjà à cette époque, voit l’aristocratie anglaise accorder sa journée à ses employés de maison pour permettre à ceux-ci de rendre visite à leur famille. Chez les Niven, le personnel est désormais réduit à sa plus simple expression : Molly, la cuisinière, et Jane, la jeune femme de chambre qui, à leur manière, peuplent cette maison d’une présence bienvenue depuis la disparition des deux garçons dans ce « redoutable coin de France » durant cette guerre mondiale qui a saigné tant de grandes familles de cette partie Nord de l’Angleterre. Molly va partir chez sa mère. Quant à Jane, elle est orpheline et a un amant. Deux bonnes raisons pour espérer profiter de cette journée autrement, si Monsieur le permet. Or Monsieur (joie !) appelle et donne rendez-vous à Jane, chez lui, lui proposant (lui intimant presque) de passer par la porte d’entrée principale du domaine, comme si Jane était une invitée, voire un membre de la famille. C’est une première et tout cela revêt un caractère d’exception, car Monsieur n’est pas n’importe qui. Monsieur est Paul Sheringham, unique héritier (ses deux frères sont eux aussi réduits à des photographies sur une coiffeuse) de la fortune des Sheringham, et qui s’apprête à épouser une autre héritière dans une quinzaine de jours. Paul va-t-il signifier ses adieux à Jane, son amante depuis des années et dont il n’arrive pas à se passer sans que les mots doux, les expressions de cette relation ne viennent essayer de définir sérieusement celle-ci. Qui est-elle, celle qu’il a séduite il y a si longtemps ? Qui est-il cet homme, à ses yeux à elle ? Jane raconte ces quelques heures qui vont à jamais bouleverser sa vie et sur lesquelles elle n’aura de cesse de revenir et de s’interroger. Graham Swift condense, à la manière des grands maîtres classiques, la vie d’une femme (à la richesse pour le moins inattendue) et la décrépitude d’une caste assoupie autour de cette rencontre, tout en tension contenue, et de la poignée d’heures durant laquelle, de son annonce à sa conclusion, de ses enjeux à ses différentes réalités, son avenir se joue. Dans un style tour à tour empreint d’une poésie lumineuse et d’une élégance toute britannique – qui n’en néglige pas pour autant une crudité au vernis très contemporain, éloignant ce roman des pastiches en carton-pâte des chefs-d’œuvre d’antan –, doté d’une architecture d’une rare intelligence – la chronologie du récit que fait Jane de cette journée est constituée d’un délicat maillage où s’enroulent avec une grande fluidité de nombreux allers et retours entre passé, présent et futur –, Le Dimanche des mères est à la fois un grand livre et un magnifique hommage à la littérature. Comme l’écrivent souvent les Anglais, en français dans le texte : il s’agit là d’un véritable « tour de force ».

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