Essais

Jonathan Littell , Antoine d’Agatha

Un endroit inconvénient

illustration

Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Un écrivain, Jonathan Littell (Les Bienveillantes), et un photographe, Antoine d'Agata (agence Magnum), deux artistes aux univers irradiants, s'associent et nous emmènent en Ukraine, avant la guerre puis pendant celle-ci, questionnant la mémoire et les fantômes, leur héritage et leur traitement.

Qu'est-ce qu' « un endroit inconvénient », titre énigmatique qui, pour le moins, interpelle ? Il s'agit d'un lieu dont l'Histoire est chargée d'atrocités, un lieu dérangeant sous de nombreux aspects, mais dont l'effacement des traces semble être de mise. Jonathan Littell et Antoine d'Agata ont ainsi commencé à sillonner le ravin de Babyn Yar, à Kyiv, qui fut non seulement le cadre du plus grand massacre de la Shoah par balles ukrainiennes (plus de 3 000 juifs y furent abattus en 1941 par les Allemands aidés de supplétifs locaux), mais aussi le cadre d'autres exactions dans les mois qui suivirent (assassinats de résistants, d'otages, éradication de certaines minorités…), un lieu où la volonté politique d'effacement d'après-guerre a fait place à une surenchère de commémoratifs qui finit, paradoxalement et malgré leur nature diamétralement opposée, par donner un même résultat, celui du brouillage de l'Histoire. Suite à l'invasion russe et l'interruption de cette exploration, Littell et d'Agata retournent quelque temps plus tard en Ukraine et cette fois-ci prennent la direction de Boutcha, ville de la banlieue de Kyiv, arpentant les artères où plus de 600 civils ont été tués en 2022. Interrogeant aussi bien les lieux, les traces (ou l’absence de traces), leur enfouissement ou leur travestissement, que les témoins, les survivants, les chercheurs, Littell et d'Agata explorent la mémoire collective, ce que l'on en a fait ou ce que l'on est en train d'en faire (sans jamais esquisser un parallèle entre les lieux et les événements). Les deux auteurs tirent un livre souvent glaçant où les photographies de d'Agata, terriblement magnétiques, frappent et appuient le texte à l'os de Littell, qui frappe lui aussi souvent, avec la succession de 222 points aussi brefs qu'incisifs qui construisent le récit. Le livre en appelle aussi à l'Histoire de l'Ukraine, sa complexité et ses soubresauts parfois très récents, et revient alors sur le pourquoi de la rhétorique dite de « dénazification » que sert la propagande russe comme justification à la guerre. Humain, terriblement humain, Un endroit inconvénient hérite du talent singulier et du regard irradiant de ses deux auteurs qui, sans jamais sacrifier leur identité, sans jamais faire de concessions à la mise en scène, à une quelconque forme de spectaculaire ou de romanesque, finissent par ne faire plus qu'un dans ce récit qui défie toute classification ; un récit où le lecteur ne se voit jamais, de manière salutaire, installé dans un quelconque confort.

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