Littérature française

Gaëlle Josse

Ce matin-là

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Chronique de Nicolas Mouton

Librairie Le Presse papier (Argenteuil)

Depuis Les Heures silencieuses, son premier roman, Gaëlle Josse a publié dix ouvrages méditant les destinées solitaires, l’exil et la vie secrète de l’Art. Elle est de ces auteurs qui se renouvellent à chaque livre, sans se trahir. Ce Matin-là peint avec pudeur la nuit de la dépression… et sa possible aurore.

Il suffit d’une clé tournée, d’une voiture qui ne démarre pas, d’un bref renoncement. Une jeune femme remonte son escalier, entre dans son appartement, se couche en travers de son lit : Clara Legendre ne retournera jamais travailler. Désormais, en proie à un mal invisible aux yeux des autres, tout geste, toute fréquentation, toute démarche lui paraîtront insurmontable. Acheter son pain est une montagne, prendre une douche un exploit sportif, passer un bref coup de fil prend la journée. Le silence d’une âme dépréciée. Ce Matin-là raconte le sourd fracas d’une femme qui s’effondre. On aurait tort cependant de n’y voir que la chronique à la mode d’un burn out. Clara dans son métier est estimée : elle vend dans une agence des crédits bancaires. Le culte de la performance, du profit aux dépens de l’humain, le cynisme de sa situation ont fini par la désaccorder. Son corps et son esprit expriment les dissonances d’une voix qui ne se reconnaît plus. À-t-elle jamais connu l’harmonie ? Clara (si pleine d’ombres) Legendre (ce qu’elle n’offre pas à ses parents) ne porte-t-elle pas dans son nom la source d’un mal plus ancien ? Nous suivons l’héroïne de Gaëlle Josse pas à pas, en de brefs chapitres, dénués de tout pathos ; elle décrit des gestes, des actions sans importance apparente, comme de furtifs symptômes. Chaque chapitre se termine sur une courte phrase qui nécessite la participation active du lecteur. La vraie littérature ne mâche pas le travail. Si le registre musical ne peut échapper au lecteur, qui rêvera au merveilleux essai De vives voix (Le Temps qu’il fait, 2016), il serait vain d’y voir une joliesse ou une métaphore. Les citations de la comptine Nous n’irons plus au bois, que l’auteure place au début de chaque partie, sont assez cruelles. Elles viennent du monde de l’enfance qui est ici le poison et le remède. Ces comptines « innocentes » comptent et content qu’il faut que les lauriers soient « coupés ». C’est après cette coupure franche avec son travail, ses parents, sa ville que Clara retrouvera le goût de l’eau, des jeux, des bribes de beauté (un livre, des tulipes…). Le sentiment d’être là. Mais aussi l’entraide et un vieux rêve abandonné d’enseigner le français. Ce qu’elle conquiert en se réaccordant, c’est avant tout sa liberté. Clara est l’illustration parfaite de la célèbre définition de Sartre : « La liberté, ce n’est pas pouvoir ce que l’on veut, mais de vouloir ce que l’on peut. » Se coupant de ce qui blesse et entrave la vie, elle a réinventé sa voix et, par le biais du langage, a découvert le chant du monde (image sur laquelle le roman finit). N’est-ce pas là aussi une magnifique métaphore de l’écriture et du roman, qui vous permet d’« embrasser qui vous voudrez » ?