Littérature étrangère

Jennifer Egan

Qu’avons-nous fait de nos rêves ?

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photo libraire

Chronique de Daniel Berland

Pigiste ()

Depuis l’ère punk de San Francisco en passant par celle où des hippies grisonnants font la manche au coin des rues, ce grand roman nous projette dans un futur très proche où la musique a définitivement changé de face. Devenue pur produit de consommation, elle apparaît comme antidote aux vaines rébellions des aînés, et annonciatrice d’un sombre futur...

« Défi personnel, c’est ainsi que Coz et Sasha avaient qualifié la pulsion qui s’emparait de la jeune femme : prendre le portefeuille était un moyen d’affirmer sa force de caractère, son individualité. Il fallait inverser les données dans sa cervelle de façon que le défi devienne non pas de subtiliser le portefeuille mais de ne pas y toucher. Ce serait le traitement, même si Coz n’avait jamais recours à cette terminologie. Il avait beau porter des pulls tendance et l’autoriser à l’appeler par son prénom, c’était un homme de la vieille école, tellement impénétrable que Sasha n’arrivait pas à déterminer s’il était homo ou hétéro, s’il était l’auteur d’ouvrages connus ou s’il était (comme elle le soupçonnait parfois) un de ces arnaqueurs en fuite qui se font passer pour des chirurgiens et finissent par oublier un scalpel dans le crâne de leurs patients. Autant de questions auxquelles Google aurait répondu en moins d’une minute. Vu leur utilité (d’après Coz), Sasha n’avait pas lancé de recherches. Jusqu’à présent. » Par une succession de courts chapitres autonomes, assimilables à des nouvelles, le roman se présente comme une saga romanesque et sociale riche d’inventions stylistiques. Du délitement de l’écriture jusqu’à l’insertion originale de la forme PowerPoint, la fiction et ses personnages finiront par imploser remarquablement. Ce sera la petite Alison, 12 ans, qui tentera d’utiliser le logiciel graphique pour surmonter les difficultés que chacun rencontre, au sein de sa famille, à communiquer, en particulier avec le père, chirurgien adulé par ses collègues qui demeure un étranger pour sa femme et ses enfants. Tous les personnages du roman naviguent de près ou de loin dans le cercle de la pop musique : ils jouent d’un instrument, écrivent des paroles, composent des partitions, produisent des enregistrements ou s’évertuent à les vendre. Sur plus de quarante ans, nous suivons, de l’agitation rebelle des groupes punk jusqu’aux désillusions d’un quotidien embourgeoisé new-yorkais, la déroute d’une galerie de personnages idéalistes. La prédestination de ces protagonistes désabusés, prisonniers de leurs rêves et de leur quotidien, fait de ce livre un roman riche, foisonnant, traitant d’une manière inoubliable la faculté de l’homme à sauvegarder les idéaux de sa jeunesse dans un monde perpétuellement gangrené par l’obsession consumériste – proportionnellement à sa perte matérielle de sens. Le présent, les passés et les futurs de ces héros s’entremêlent intimement dans une narration dont le ton rappelle des riffs endiablés de guitares et de bass électriques. Un texte hors normes qui nous berce, nous électrise et nous enivre comme le ferait un Bowie de la meilleure cuvée. L’écriture aiguisée de Jennifer Egan ausculte avec un maximum de subtilité la conscience d’une foule de personnages. En restituant le passage du temps et les aléas du désir, c’est notre capacité à avancer et à devenir ce que nous sommes qu’explore Egan. Et cela, sans jamais rien renier du passé.