Essais

L’avenir est à réinventer

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Par Daniel Berland

Pigiste ()

Dans ces moments de crise où nous devrions rester unis pour mieux surmonter ensemble les épreuves, ce sont trop souvent, à l’inverse, le repli sur soi et les tentations communautaristes qui s’imposent. Trois ouvrages essentiels nous permettent de mieux connaître notre passé et d’appréhender notre présent, pour réinventer un avenir commun meilleur.

En 2010, le gouvernement français lançait à grand bruit ce qui se présentait comme un débat autour d’une hypothétique notion d’« Identité nationale », mais comment nommer débat ce qui ne peut l’être ? Reposant sur le concept suranné d’« État nation », concept dont la consistance historique s’est affaiblie depuis longtemps, la démarche qui se vantait d’être le début d’un renouveau intellectuel s’est rapidement, et par la force des choses, transformée en une vaste supercherie politicienne. Le principal résultat a été d’attiser d’anciennes peurs et de révéler qu’elles n’ont peut-être jamais été aussi présentes dans un monde contemporain en incessant bouleversement. « Qu’est-ce qu’être français ? » Le simple fait d’avoir à se la poser collectivement révèle combien cette question est absconse, combien elle appelle des réponses fines et multiples, et combien les réponses renvoient à la fois au passé, au parcours et à la personnalité de chacun.

Trois hommes : l’un est natif de Damas, le second a vécu en Martinique puis en Algérie, le troisième est originaire de Haïfa. Leurs noms : Farouk Mardam Bey, Edwy Plenel et Elias Sanbar ont tous aujourd’hui comme point commun cette France qui est la leur et qu’ils partagent avec nous. Ils entretiennent chacun une relation qui leur est propre à ce pays, à sa culture, à son histoire, à sa géographie. Ils en discutent sereinement ensemble, au fil d’une longue et enrichissante conversation retranscrite dans Notre France . L’écoute, le respect et l’intelligence rythment ce dialogue qui démontre à la fois qu’il n’est pas nécessaire d’être né en France pour se prévaloir d’un sentiment d’appartenance national.

Bien sûr, et personne n’en fut dupe, la polémique onaniste de ce soi-disant débat n’avait pour objectif que la stigmatisation, une nouvelle fois, des immigrés, et de pointer un doigt accusateur sur leurs cultures et leurs religions prétendument incompatibles avec les traditions d’un territoire tricolore d’obédience catholique. Dans ce premier volet du magistral Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe , l’historienne Jocelyne Dakhlia et le directeur d’études à l’EHESS Bernard Vincent nous démontrent comment, depuis des siècles, des milliers de musulmans se sont intégrés, sans heurts, aux sociétés d’Europe occidentale. Les études que contient cet ouvrage nous dévoilent combien l’islam et la pratique du culte musulman sont présents, enfouis dans notre histoire commune, et donc combien ils font partie intégrante de cette dernière. Hier comme aujourd’hui, la présence de l’Islam au sein de sociétés traditionnellement catholiques ou protestantes soulèvent des questionnements politiques et éthiques forts. Cet ouvrage pointu et richement documenté nous en apprend plus sur notre histoire commune que bien des manuels scolaires, conformes ou non aux programmes de l’Éducation Nationale.

Au-delà de nos origines, des questions de religions ou d’athéisme, et bien plus pertinent qu’un faux débat identitaire, c’est la réflexion autour d’un « comment vivre ensemble » qui doit, plus que jamais, prévaloir dans notre monde en perpétuel mouvement, où la libre circulation des idées et des hommes n’a sans doute jamais été aussi intense (alors même que la répartition des richesses semble, elle, s’être figée). La piste de pensée la plus prometteuse et la plus réjouissante est sans nul doute celle qui consiste à faire advenir, aujourd’hui, cette idée majeure de 1789 d’une « société des égaux ». Il ne s’agissait pas alors d’une simple problématique de réduction des écarts de richesse et de ses répartitions, mais d'instaurer une nouvelle société où chacun aurait les mêmes droits et serait reconnu et respecté autant que les autres. Une notion d'égalité qui définirait au premier chef une forme suprême de relation sociale. La Société des égaux de Pierre Rosanvallon retrace deux siècles d’histoire, de débats et de luttes sur le sujet. À l’instar de 1789, l’auteur propose une égalité-relation articulée autour de trois figures : la similarité, l'indépendance et la citoyenneté. L’auteur ne craint pas d’utiliser l’expression de « contre-révolution » pour qualifier notre contemporain. Alors que l'égalité avait été « l'idée même » de la Révolution, il dénonce aujourd'hui le développement des inégalités comme étant la force agissante du monde, dans un mouvement qui n'aurait cessé de s'accélérer depuis la fin des années 1980. L’auteur souligne que, depuis près de vingt ans, c'est le 1 % le plus aisé, voire le sommet du 0,1 % ou du 0,01 % (soit quelques milliers d'individus) le plus favorisé, qui a accaparé les fruits de la croissance. Pour réduire ces inégalités monétaires, Pierre Rosanvallon propose de construire un monde commun au sein duquel la priorité consisterait à développer les espaces publics afin de « déghettoïser » la société et de donner chair à une nouvelle culture de l'égalité dans laquelle tous pourraient enfin se reconnaître. En proposant de retisser du lien social, l’auteur suggère une nécessaire « démarchandisation » ; (le non-marchand étant, selon lui, la sphère majeure de toute égalité). L’objectif n’étant pas seulement de réguler le marché, mais aussi de le limiter en développant les « biens relationnels » ainsi que les biens publics. Alors, entre débattre sur les identités et réfléchir à un monde meilleur dans lequel il ferait bon et doux vivre ensemble , vous choisissez quoi ? •